Oui, c’est vrai, en 1964, le Pape déclarait solennellement, dans l’encyclique Ecclesiam suam : « L’Église se fait conversation ». Et nous autres, nous entendions ce propos comme un aveu discret et comme un appel tout à fait clair. Nous appartenions donc à une communauté qui n’était peut-être pas ce qu’elle devait être mais qui pouvait et devait le devenir !
Il n’y avait en une telle déclaration aucune invitation à banaliser ou à profaner la mission de l’Église. Le Pape avait dit d’abord : « L’Église se fait message ». Ainsi donc, semblable à un porteur de nouvelles qu’on a reçues et qu’on transmet, l’Église ne s’effaçait pas : elle osait se proposer de devenir elle-même, moins par les mots qu’elle employait que dans sa chair et par le style de vie qu’elle proposait, quelque chose comme une annonce heureuse, disons : un évangile !
Et ce n’est pas tout ! Car le Pape avait commencé par affirmer : « L’Église se fait parole ». Mais il nous revenait de reconnaître, à nous surtout qui étions à la base, que la parole ne désigne pas seulement le fait de parler mais aussi celui d’écouter. Sinon, comment peut-on soutenir la conversation et communiquer le message avec lequel on entend se confondre ?
En tout cas, nous sentions bien qu’il y allait comme de l’accomplissement d’un devoir nouveau, auquel nos devanciers n’avaient peut-être pas failli mais qu’il fallait, à coup sûr, remplir autrement : « L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. » S’agissait-il du rappel d’une exigence constante, propre à tous les temps ? Au contraire, le Pape entendait-il exprimer une tâche nouvelle jusqu’alors inconnue ? Qui le dira ?
Ce qu’il y a de certain, c’est que toi, Michel, qui, en devenant prêtre, venais d’accepter, comme nous disions alors, de te mettre au service de Dieu et de tes frères, tu avais été déjà préparé, par l’ordinaire et les aléas de ta vie, à tendre l’oreille, celle d’un cœur chaleureux et lucide, à un discours comme celui du Pape. Et tu ne devais pas cesser de prendre au mot la consigne qui venait de nous atteindre tous.
(…) Je veux seulement dégager ici un aspect majeur de ta manière plus que les étapes de ton parcours. Et, d’abord, quoi de plus commun que les fonctions qui te furent confiées ? Tu fus vicaire, aumônier de lycée, professeur de séminaire, curé, initiateur et animateur inlassable de groupes de réflexion. En ajoutant que tu es aussi docteur en théologie, je ne peux faire que ton trajet ne ressemble à celui de plusieurs autres. Et si, depuis plusieurs années maintenant, tu consacres le meilleur de ton temps à tisser des liens entre chrétiens et musulmans, tu serais, j’en suis certain, le premier à déclarer que cet engagement n’a rien d’exceptionnel, qu’il est dans le droit fil de tout ce que tu as fait déjà. Oui, c’est vrai, mais, justement, ce que tu as créé là et qui, pour le coup, n’est pas si commun, révèle un trait bien singulier qui court tout au long de ton histoire.
Tu ne supportes pas le mépris. Quand tu le rencontres, d’où qu’il vienne, il te blesse, même et surtout si tu n’en es pas toi-même victime - car dans ce cas, si blessé que tu sois, tu sais en sourire. Dès lors, tu ne peux que tout faire pour être avec les autres, avec tous les autres, jamais sans eux, et toujours de plain-pied avec tous, jamais au-dessus de personne. Tu n’es pas aveugle sur les défauts ou les limites ou même les erreurs, que tu sais relever avec humour, mais la conscience que tu en prends ne te conduit jamais à t’éloigner de quiconque. Tu ne sais qu’être proche, dans la discrétion et le respect, mais toujours avec efficacité, en mobilisant les immenses ressources de ta grande intelligence. Qui n’admirerait ta capacité à faire, à réaliser, à créer, et toujours dans l’ordre de la rencontre ou, revenons-y, comme aurait dit Paul VI, du dialogue, de la parole, du message, bref, de la conversation ?
Je suis certain que les longs mois algériens de ta jeunesse sont venus douloureusement, périlleusement aussi, confirmer cette disposition fondamentale de ta personnalité. Tu as alors expérimenté, au risque de ta vie, ce qu’était la fraternité, alors même que tu étais exposé quotidiennement pour la défense d’une cause dont tu ressentais plus que beaucoup d’autres toute l’équivoque. Mais, au lieu de céder, comme tant d’autres, au ressentiment, tu as fait de ce service onéreux de l’amitié entre tous la ligne de ton engagement de prêtre, dans l’Église et aussi hors d’elle.
Tu ne t’égarais pas, tu n’étais pas dérouté, en prolongeant ainsi ton chemin en des espaces neufs, mais, à coup sûr, tu pouvais surprendre les prudents et, surtout, les timides. Ils avaient peine à comprendre que tu puisses verser un vin si nouveau dans les outres vieillies d’un ministère spirituel que, pourtant, le Concile venait de faire éclater. Nous sommes nombreux à admirer comment, en dépit d’incompréhensions et de suspicions nombreuses et constantes, tu as su avancer et, surtout, faire du neuf, en rassemblant autour de toi et de tes initiatives des hommes et des femmes de bonne volonté.
Je ne doute pas, puisque j’en fus le témoin admiratif, que tu puisais dans ta grande culture les forces vives qui nourrissaient ton intelligence et ta foi. Elles étaient et sont encore ton meilleur viatique. Mais il fallait aussi une obstination permanente à « tenir le pas gagné », comme disait Rimbaud.
Il s’agit là de tout autre chose que d’un entêtement solitaire à poursuivre une idée ou un projet. Tu as le don exceptionnel, à la différence de beaucoup d’autres que nous connaissons, de ne pas garder subrepticement pour toi ce que tu prodigues généreusement à d’autres : ta ferveur à comprendre et à réaliser et, d’abord, à découvrir ou, plutôt, à inventer l’entreprise qui « réponde », comme on dit, à l’appel du moment. Oui, car il s’agit bien de dialogue, de parole, de message et de conversation, ne nous lassons pas de le répéter, par ces temps de frilosité.
(…) Beaucoup disent la dette qu’ils ont envers toi, parce que tu les as secourus en les écoutant et que tu as su être l’amical et discret complice de leur volonté de ne pas se résigner, de combattre, de comprendre et d’agir. Permets-moi de me compter, moi aussi, parmi eux et de t’exprimer simplement ici ma très fraternelle et affectueuse reconnaissance.
Guy LAFON