Il est parti sans crier gare, en faisant vite pour ne pas déranger les Autres,
mais c’est raté. Ce vendredi, ils sont des centaines à s’être déplacés
histoire d’entourer une ultime fois Michel Jondot, l’Homme debout,
Lucky, la liberté farouche qui aime deux fois plus vite que son ombre,
Lucky, l’inlassable tisserand de liens multicolores….
Lucky, c’est le surnom si tendre dont l’affuble au séminaire d’Issy
notre cher Christophe, parce que Michel fait penser au fameux
héros de la BD western avec sa mèche noire rebelle qui lui tient lieu
de chevelure et qu’il ne cesse, en vain, de rabattre de la main.
Ces deux-là ont la complicité du nuage de fumerolles cigarettières.
Le paysagiste, broyé par sa pelleteuse un funeste 14 août 1989, accueille Michel
de sa célèbre voix éraillée, là-bas, dans l’azur infini : « Salut Lucky,
qu’est-ce que tu foutais, je t’attends depuis trente ans ! »
C’est bien gentil, Christophe, mais nous qu‘est-ce qu’on va devenir, privés
de ce regard si profond, inoubliable, même si on ne l’a croisé qu’une fois…
Mais nous, que va-t-on devenir sans cet Homme qui va toujours
à l’Essentiel, même par des méandres parfois difficiles à comprendre !
Mais nous, que va-t-on devenir sans cet extra-lucide qui sait pointer,
sans avoir l’air d’y toucher, là où ça fait mal et du coup tout en devient meilleur…
Mais nous, que va-t-on devenir sans sa rencontre, même fugace,
qui a toujours ce quelque chose d’essentiel qui vibrationne sans cesse en nous.
Mais nous, que va-t-on devenir, sans cet homme qui, d’une seule question,
fend ton armure de certitudes. Nul besoin de détruire les murs illusoires que
le froussard des lendemains érige pour se protéger avant tout de lui-même.
Avec Michel, ils tombent tout seuls parce qu’il ose te révéler, lui aussi,
ses propres doutes, ses défaillances, sa quête passionnément fragile.
Mais nous que va-t-on devenir sans ce prophète de l’union religieuse
qui pulvérise dogmes, tabous et dérives qui nous désapprennent d’aimer
et engendrent les pires violences, soi-disant au nom d’un Dieu catho, musulman ou juif.
Mais nous, que va-t-on devenir sans cet homme qui a tracé sans relâche
un sillon épris de liberté, mais sans jamais renier son appartenance à l’Eglise.
Mais nous, que va-t-on devenir sans ce Michel tellement privé de souffle
mais qui t’en insuffle tant pour t’oxygéner le cœur et t’ouvrir les mains.
Mais nous, que va-t-on devenir sans ce Lucky qui nous fait comprendre
que nos chutes sont essentielles à notre grand parcours initiatique vital.
Et, quand l’Heure survient, surtout rien de grave. Il suffit de s’éclipser
apaisé, sans crier gare, en faisant vite pour ne pas déranger les Autres
« Les cimetières sont, paraît-il, peuplés de gens indispensables ». Peut-être.
Mais nous, on a la certitude gravée à l’âme que notre Lucky unique se rit bien
d’une froide pierre tombale. D’ailleurs, il nous fait déjà signe depuis son stratus
lumineux où, avec son pote Christophe-Kikoff, il lève son calice
en communion avec toi, chère Christine, et tous ses complices de 83 ans de route.
Et il nous refraine : « Ouvre les yeux, sors de toi-même, le jour se lève .» Merci Michel.
Merci Lucky. Un surnom qui dit si bien notre chance à tous d’avoir pu croiser ton chemin.
François Matthey
Peinture de Soeur Marie-Boniface