Tout semble juste
On connaît les invectives de Jésus contre l’hypocrisie de ceux qui occupent la chaire de Moïse, les scribes et les Pharisiens à son époque : « Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens. (…) Ils lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. En tout ils agissent pour se faire remarquer des hommes. (…) Ils aiment à occuper le premier divan dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues… » (Mt 23,1…7). Dans la parabole du Pharisien et du publicain, Jésus va plus loin. Il y révèle dans quel esprit peuvent agir ceux qui font de l’obéissance aux lois – qu’elles soient données par Moïse ou par l’Église – le principe de leurs actions. Ce qui est juste selon la Loi peut être faux selon Jésus-Christ.
« Deux hommes montèrent au Temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre publicain. Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : ‘Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers » (Lc 18,10-12).
Le Pharisien, venu au Temple, n’agit pas pour se faire remarquer des hommes. Il y vient pour prier : il se situe devant Dieu seul. Jésus met en lumière ce qui est caché aux yeux de tous : le contenu de sa prière. Ce qu’exprime le Pharisien est nécessairement vrai : Dieu, sous le regard de qui il se met, connaît ce qu’il a fait. On ne saurait lui mentir. Il est donc certain que cet homme n’a jamais volé personne, ni trompé sa femme, ni commis une quelconque injustice. Il est vrai qu’il ne s’est pas contenté d’observer les commandements de Dieu mais qu’il en a fait davantage : le jeûne deux fois par semaine était recommandé mais pas obligatoire ; le paiement de la dîme n’était exigé que pour les plus hauts salaires. Tout ce que dit le Pharisien est juste. Il ne fait pas partie de ces Pharisiens hypocrites. Il est réellement un modèle d’obéissance à la Loi de Dieu. Mais il manquerait encore à la justice s’il s’en attribuait le mérite. Il lui reste une seule chose à reconnaître : rendre grâce à Dieu d’être ce qu’il est. « Mon Dieu, je te rends grâce… » Cet homme est alors totalement juste jusque dans son humilité.
Et pourtant tout est faux
Le Pharisien est totalement juste selon la Loi. Cependant son comportement exemplaire est totalement injustifiable au regard de Jésus. En effet sa prière manifeste qu’il n’aime personne. Les autres, selon lui, sont tous des voleurs ou des adultères. Il n’a que du mépris pour eux. Le Pharisien n’aime pas les autres, il aime simplement leur être supérieur : « Je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes. » Cet homme – bien qu’il accomplisse la Loi jusqu’au bout et encore davantage - est en vérité totalement faux. Il fausse tout. Il pervertit tout. Il va jusqu’à attribuer à Dieu le mérite d’avoir fait de lui un supérieur et un modèle de vertu. Cet homme est monté au Temple pour prier mais il ne s’adresse à Dieu que pour se contempler lui-même en Dieu comme un modèle. Il aime se regarder. Il se réjouit d’être ce qu’il est, il jouit de lui-même. Il se sert de la Loi de Dieu pour s’adorer. Le Pharisien – qui a pour charge de mener le peuple à Dieu – ne fait, en réalité, que le mener à lui. Il n’aime pas ceux qu’il instruit, il aime être leur supérieur… qu’il prétend toujours être… grâce à Dieu. Ce comportement est d’autant plus pernicieux qu’il est souvent très difficilement détectable. Tout semble juste et pourtant tout est faux.
Il n’est pas toujours facile de vivre avec un délinquant mais il peut être bien pire de vivre avec un modèle de vertu. L’entourage de ce Pharisien, par exemple son épouse, en est la première victime. En effet, la justice du Pharisien sème la confusion : elle risque de transformer la victime en coupable. Objectivement, la femme de ce Pharisien n’a absolument rien à lui reprocher.
Quelles raisons aurait-elle de lui adresser la moindre critique ? En vérité, le Pharisien a détourné les lois - qui étaient instituées pour favoriser la relation -, en moyen de devenir un mari modèle. En fait, il n’y a jamais eu de couple : il a toujours tout fait très bien mais jamais rien pour elle. Il s’aime lui-même. Il n’aime pas son épouse. Ce mari est une citadelle de bonne conscience et de vertu selon la Loi. Personne sur cette Terre ne peut vivre avec des modèles de vertu, Dieu non plus !
Méfions-nous des modèles de vertus
« Le publicain, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis !’ Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. Car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé » (Lc 18,13-14).
Comment Dieu ne préférerait-il pas cet homme à tous les Pharisiens ? Le peuple accuse les publicains d’empocher, pour leur propre compte, une partie des impôts qu’ils collectent. Celui-là est trop conscient de sa propre culpabilité pour penser à ce que les autres font de meilleur ou de pire. Il ne regarde pas les autres de haut et, lorsqu’il monte au Temple pour prier, il n’ose pas lever les yeux vers le ciel. Le publicain est un homme blessé qui supplie Dieu de lui être favorable malgré ce qu’il fait… et qui peut-être ne changera jamais. Rien, dans cet évangile, n’indique que Dieu le justifie parce qu’il aurait décidé de changer de vie. Il en appelle à Dieu pour le sauver malgré tout. Sa situation de pécheur est un appel à l’Autre. Dieu ne peut rien pour celui qui a une pierre à la place du cœur comme le Pharisien. Mais il répond toujours à celui qui a le cœur brisé : « Il est proche du cœur brisé, il sauve l’esprit abattu » (Ps 33). Le Pharisien pose des actes justes et agit dans un esprit faux. Le publicain pose des actes faux au regard de la Loi mais il prie juste. « Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. »
L’obéissance aux lois de la religion – qu’elles soient données par Moïse ou par l’Église - peut conduire à plonger l’entourage dans la confusion. À en croire cet évangile, des hommes exemplaires ont un comportement injustifiable et des pécheurs sont justifiés aux yeux de Dieu. Il est possible que des hommes d’Église qui ont pour tâche, comme les Pharisiens de l’Évangile, d’enseigner le peuple soient des hypocrites qui « lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. » Il est possible que, parmi les hommes d’Église - qu’ils soient clercs ou laïcs - certains soient des modèles d’obéissance non parce qu’ils aiment ceux qui les entourent mais parce qu’ils aiment leur être supérieurs. Ceux-là sèment la confusion dans leur entourage davantage encore que les premiers puisque, selon la Loi de Dieu ou de l’Église, il n’y a rien à leur reprocher. Jésus, en dénonçant le pharisaïsme sous toutes ses formes, invite ceux qui le suivent à se méfier de ceux qui se veulent les gardiens des lois religieuses. Un archevêque, Dom Helder Camara priait sans cesse pour qu’ils se convertissent :
« Je prie sans cesse
Pour la conversion
Du frère
De l’enfant prodigue.
J’ai toujours à l’oreille
Le terrible avertissement :
« Le premier
S’est réveillé
De son péché.
Le second,
Quand donc se réveillera-t-il
De sa vertu ? ... »
Christine Fontaine, septembre 2024
Peintures de Brueghel