Naissance du dialogue islamochrétien
On a beaucoup construit, dans les années 70 ! On réussissait à sortir de la crise du logement consécutive
à la guerre ; des cadres moyens, instituteurs, petits fonctionnaires, trouvaient enfin un logement avec
salle de bain, toilettes intérieures, chauffage central et espace vital suffisant pour abriter leurs familles.
Une certaine mixité sociale se mettait en place dans ce qu'on appelait « les grands ensembles », jusqu'au jour
où les pouvoirs publics se sont efforcés de faire disparaître les bidonvilles ; des cités construites à la hâte
ont servi de « transit » à de nombreuses familles immigrées qui, progressivement, ont rejoint les HLM destinés, au départ,
à une population d'origine massivement européenne. Dans ce cadre naissait, sans qu'on en soit conscient, un espace de
dialogue interreligieux. Des familles d'origine chrétienne avaient pour voisins des familles d'origine maghrébine ou
africaine et d'appartenance musulmane.
A la même époque la Conférence épiscopale de France mettait en place le Service des Relations
avec l'Islam qu'elle confiait au Père Michel Lelong. Celui-ci avait fait preuve, en Tunisie,
d'une grande ouverture à l'égard du monde musulman. Il avait pour charge de faire en sorte que les propos
tenus au Concile dans la Constitution « Nostra Aetate » ne restent pas lettre morte. Il faut rendre hommage à ce
Père blanc qui a su, non sans difficultés, ouvrir les yeux de l'Église de France sur une réalité nouvelle.
Le musulman ne pouvait plus être le représentant de ces populations naguère qualifiées d'indigènes, lorsqu'elles
étaient colonisées de l'autre côté de la Méditerranée. Il devenait le voisin que l'Église se doit, selon les termes
du Concile, de « regarder avec respect».
L'islam des caves
Très vite, ces populations musulmanes attiraient le regard ; quand le pays cessa, pour des raisons économiques,
d'avoir besoin de main d'oeuvre venue de l'extérieur, il ferma ses frontières. Le monde immigré, jusqu'à
cette date, était composé presqu'exclusivement d'hommes venus travailler sans dessein de demeurer dans l'Hexagone.
Chacun fit venir sa famille, par peur de ne plus pouvoir revenir travailler en France. Les cités, progressivement,
furent peuplées par ces personnes d'origine étrangère soucieuses de transmettre aux enfants le patrimoine religieux
qu'un pays laïc ne pouvait leur fournir. Des associations musulmanes virent le jour ; on s'y efforçait de faire face
aux exigences de l'islam. Il faut avouer que si la France, pays des Droits de l'homme, reconnaît à chacun le droit
de pratiquer une religion, les conditions pour l'exercice de ce droit étaient loin d'être remplies pour ces familles
musulmanes. Arrivant en France, dans les années 80, elles s'équipèrent tant bien que mal ; naissait alors ce qu'on
appelle « l'islam des caves ». Des salles de prière virent le jour, souvent dans des cadres sordides. Des imams ne
parlant pas français venaient dispenser aux enfants un enseignement assez peu ajusté à la situation européenne et étranger
à la culture dispensée dans les écoles publiques.
Dans ces conditions les invitations au dialogue venues de Vatican II recevaient peu d'échos. Le voisinage,
dans les cités, s'avérait difficile à supporter par les familles européennes. Le niveau de l'enseignement,
dans les écoles où se retrouvaient les enfants des familles immigrées, devenait extrêmement bas. Les parents
soucieux de l'avenir de leurs enfants fuyaient les lieux pour trouver des écoles moins bousculées ; les
appartements qu'ils libéraient étaient proposés à des familles étrangères. Se constituaient, dans les HLM de banlieues,
de véritables ghettos musulmans. Rendons hommage aux quelques chrétiens qui eurent le courage de rester par souci de fraternité évangélique !
D'autre part, les demandes des populations musulmanes se faisaient entendre dans le pays tout entier ;
soutenus par la CGT, les travailleurs réclamaient des salles de prière dans les usines et des interruptions
aux heures de la Salât (le culte). Les vendredis, les rues de certains quartiers étaient noires de monde à
l'heure de la prière. A la même époque, Khomeiny tentait d'exporter la révolution iranienne dans l'ensemble
des pays musulmans. Il alimentait de la sorte une islamophobie dont les racines sont anciennes dans l'imaginaire
occidental. Bientôt la guerre du Liban viendrait renforcer les fantasmes.
Dans ce cadre, pourtant, des chrétiens ont tendu la main à quelques musulmans de bonne volonté. Ces derniers ont
permis que le clivage, en certains quartiers, ne soit pas absolu. La partie n'est pas gagnée ; il reste du chemin
à faire pour qu'entre musulmans et chrétiens s'opère, en France, une rencontre fraternelle mais le chemin est ouvert.
Pour y mettre ses pas, nous pensons qu'il faut être animé de quelques convictions puisées aux sources évangéliques.
Les conditions du dialogue
D'abord, la rencontre de l'islam en France ne peut se faire sans qu'on intériorise la parole de Jésus :
« Aimez vos ennemis ». Par souci de dialogue, il arrive que certains chrétiens s'avancent vers les musulmans
en niant les images qui bloquent la rencontre mais en retombant tout autant dans l'imaginaire. Il est vrai
qu'il faut démythiser les fantasmes : le musulman n'est pas un terroriste et, même si elle porte un voile
qui nous agace, une musulmane n'est pas nécessairement victime d'une religion aliénante où le féminin est
soumis au masculin. En revanche, il nous semble naïf, voire paternaliste, de s'extasier devant toute parole
ou tout comportement d'un musulman ou d'une musulmane pour se complaire dans une sorte d'autosatisfaction
("Voyez comme je suis accueillant!"). La rencontre ne va pas de soi. Nous sommes aux yeux de l'autre,
bien souvent, même s'il ne nous le dit pas ouvertement, des idolâtres, des « kafirun » dans leur langage;
le péché en islam c'est d'associer une réalité humaine à Dieu. Malgré les beaux discours qu'ils nous tiennent,
pour faire bonne figure devant nous, en parlant de Jésus, nous sommes des impies qui attachons l'humanité d'un
charpentier à la divinité inaccessible. Les femmes chrétiennes, souvent, sont méprisées ; elles se livrent,
pensent-ils souvent, à la convoitise du premier venu. Et puis nous sommes les colonisateurs d'hier, les croisés
d'avant-hier et aujourd'hui les alliés objectifs d'un Israël qui opprime le monde arabe et musulman.
Même si nous sommes géographiquement proches, même si nous croyons aux vertus du dialogue, ne nous faisons pas
d'illusion : ce prochain à aimer est lointain. Faire l'épreuve de la distance est une expérience spirituelle ;
le musulman dont nous nous approchons est un autre; le rejoindre est impossible sans sortir de soi-même.
Ce sont des humains comme nous, disent certains! Oui, bien sûr ! Mais c'est dans la mesure où ils ne sont pas
comme nous qu'il convient de les rejoindre. Comme nous et autres que nous: c'est le mystère même de Jésus.
La rencontre du musulman ne peut se faire non plus sans que le chrétien ne vive le mystère de la croix.
Que Jésus ait été crucifié est inacceptable pour un musulman ; Dieu ne peut faire souffrir un homme qui,
à en croire la tradition musulmane, est le sceau de la sainteté: «Ils ne l'ont pas tué ! Ils ne l'ont pas crucifié!».
Le mystère de la Passion, pourtant, prend tout son sens lorsque nous nous trouvons face à l'islam et face aux clivages
que sa présence fait naître dans la société ; « Au moment d'entrer librement dans sa passion », Jésus priait devant
ses amis : «Qu'ils soient Un, Père, comme toi et moi nous sommes Un». Mystérieuse unité ! Lorsqu'après cette prière,
Jésus se met à l'écart pour prier et qu'il supplie son Père, l'appel est sans réponse. Le proche est le lointain absolu
qui ne peut être rejoint qu'à l'intérieur d'un désir que rien ne peut combler. L'unité du Père et du Fils est dans
cet appel qui se maintient par-delà le silence et devient cri. Paul, dans l'Épitre aux Galates, parlant de la Croix,
dit qu'elle réconcilie le Juif et le Païen, l'esclave et l'homme libre. Cette réconciliation est à comprendre
à la lumière de cette prière de Jésus. La rencontre, l'unité ne se réalise que dans le désir de l'autre, dans
son attente, dans la prise de conscience que l'autre nous manque et reste à désirer. Autrement dit, la rencontre
que permet la croix s'accompagne d'une insatisfaction qui est la marque de l'amour.
La fraternité, fruit d'un labeur
Ceci dit, on se gardera de croire qu'entre musulmans et chrétiens le dialogue ne peut conduire qu'à la déception. Le temps, l'attente peuvent déboucher sur une rencontre aussi conviviale que celle qu'ont connue, à certaines heures, les amis de Jésus : « Il nous est bon d'être ici » On pourrait raconter en détail les joies vécues par certains d'entre nous au contact de musulmans devenus plus que des amis. Cette fraternité ne vient pas spontanément ; elle est le fruit d'un labeur. Le christianisme a le culte de la parole. « Elle était au commencement auprès de Dieu ; elle était Dieu ». Elle était au commencement et elle vient jusqu'à nous, maintenant. Mais pour qu'elle puisse se déployer, encore faut-il qu'existe, entre les interlocuteurs, un langage commun. Les musulmans se retrouvent dans l'Hexagone, pénétrés d'une culture qui est étrangère à la plupart des Européens. Certaines femmes, dans les cités, arrivent en France, mariées à un Maghrébin immigré, sans connaître un mot de français, acculées à vivre repliées sur un voisinage composé de personnes de même origine. Comment entrer en dialogue avec elles ? Il faut pour cela faire preuve d'invention. On pourrait parler longuement d'une expérience où des chrétiennes ont pu franchir les obstacles en ayant recours au tissage ; les femmes issues du Maghreb ont au bout des doigts la capacité de faire de la beauté avec des fils de laine. A partir de cette constatation se sont nouées des relations réellement fraternelles. A ce propos, on peut regretter que la France, accueillant des populations d'origine arabe ou musulmane, ait si peu le souci d'honorer la culture dont elles sont issues. Pourquoi la langue arabe est-elle si peu enseignée à l'Éducation Nationale ? Pourquoi des arts de faire comme la calligraphie et le tissage ne sont-ils pas transmis dans les « Maisons de la culture » ?
Peu à peu, l'islam trouve sa place dans le pays. Grâce à l'intelligence de certaines municipalités, des mosquées sortent de terre.
De plus en plus les Relations islamo-chrétiennes ont droit de cité dans l'Église, même si, par rapport aux Relations avec
le judaïsme, elles font figure de parents pauvres aux yeux des chrétiens. Pourquoi, par exemple, inviter un Rabbin pendant
les Conférences de Carême à Notre Dame sans faire place à une autorité musulmane ? Toujours est-il que les manifestations
interreligieuses ont, à nos yeux, quelque chose de décevant. Faire appel à des personnalités prestigieuses ou
à des hautes autorités, chrétiennes et musulmanes, pour tenir des colloques auxquels assistent un grand nombre
de bien-pensants, ressemble plus à de la mise en scène qu'à un vrai dialogue. On est sûr, dans un cadre pareil,
qu'une extrême courtoisie s'exprimera. Comme on est loin des lieux où le dialogue est à vivre ! Comme on est loin
de ces cités où les jeunes sont voués à l'échec, poursuivis par la police et livrés en pâture au mépris de l'opinion publique !
Que de discours déclenche le costume des musulmanes ! Mais qui prend la peine d'écouter ces femmes
stigmatisées qui servent de prétexte aux convictions xénophobes ?
L'islam de France est implanté parmi les pauvres. A ce titre, les musulmans ont droit au respect du chrétien.
Il ne s'agit pas de leur venir en aide. Il convient d'abord de leur rendre justice. Pourquoi, lorsqu'on porte
un nom à consonance arabe, a-t-on tant de mal à trouver un logement ou un emploi ? Pourquoi la politique
du logement des gouvernements successifs a-t-elle abouti à une réelle ségrégation ? Pourquoi les jeunes délinquants
des quartiers chics de Paris ne font l'objet d'aucune insulte de la part des autorités politiques alors qu'on traite
de racaille ceux des cités à majorité musulmane ? La proportion de la délinquance est la même dans les quartiers
bourgeois et dans les cités : pourquoi la majorité des jeunes détenus dans les prisons appartiennent à l'islam ?
Rencontrer l'islam de France conduit à se poser ces questions ? Refuser de les entendre, s'en protéger revient
à mépriser le dialogue sans lequel on n'accède pas à l'humanité.
Pastel de Pierre Meneval