Le Conseil Consultatif National d’Ethique a invité le pays, dans la perspective des Etats Généraux de la bioéthique, à participer activement à une réflexion sur des questions nouvelles posées à la conscience par les progrès de la recherche : conception, naissance, fin de vie, gestation pour autrui, intelligence artificielle par exemple.
Ces questions sont graves ; une nouvelle morale s’élabore. Elles ne laissent pas insensibles les catholiques. Ils n’ont pas hésité à protester contre le recours à des préservatifs et surtout à l’avortement. Ils se sont insurgés devant le mariage des homosexuels.
C’est dans ce contexte qu’on peut lire un texte récent du Pape François (« Gaudete et exsultate » : « Exultez de joie »…). Il insiste pour que les baptisés répondent à l’appel de sainteté que Dieu leur adresse ; il s’efforce de démythiser ce concept. Ne prenons pas pour modèles ces hommes et ces femmes d’exception que l’Eglise a canonisés ; la « perfection » évangélique se manifeste dans la vie la plus ordinaire. Ce disant, il met en garde contre deux attitudes opposées à l’esprit de Jésus.
Une critique du gnosticisme contemporain
La première consiste à accorder trop de confiance à la raison. Le Pape ne vise pas les mentalités scientistes qui de nos jours considèrent comme irrationnelles les démarches de la foi chrétienne. La critique s’adresse à la mentalité de certains chrétiens, voire même de « certains théologiens dans des centres de formation ». Certes les croyants doivent se servir de leur raison pour comprendre le message de l’Evangile. Mais ce travail ne peut pas aboutir à une connaissance objective qu’il faudrait imposer à ceux qui veulent marcher dans le chemin ouvert par l’Evangile. Dès le début de l’Eglise on a lutté contre ces tendances qui prétendent que l’acquisition d’une certaine connaissance est nécessaire au salut.
Cette tendance qu’on appelle le gnosticisme oublie que la sainteté ne se mesure pas à la connaissance de ce qu’il faut faire ou penser. Une pareille attitude oublie qu’une doctrine théologique rigoureuse est superficielle ; elle n’atteint pas les régions où l’homme « se meut et s’émeut ». Les gnostiques, en réalité, ne croient pas à l’incarnation : « Ils conçoivent un esprit incapable de toucher la chair souffrante du Christ. En désincarnant le mystère, ils préfèrent finalement un Dieu sans Christ, un Christ sans Eglise, une Eglise sans peuple. »
Cette tendance, en même temps, efface le mystère. Le gnosticisme prétend dominer Dieu lui-même et nier sa présence dans la vie des autres. Dieu sans cesse surprend ceux qui croient en Lui et sa manière de nous rencontrer est imprévisible. Nul ne peut définir où il se trouve et nul n’a le pouvoir de dire qu’il est loin de ceux qui sont ravagés par le vice, l’alcoolisme et autres addictions ou qui approuvent des comportements nouveaux. Puisqu’ils prétendent tout contrôler, les gnostiques de notre temps ne peuvent déceler le mystère de L’Esprit dans chaque vie humaine.
Cette tendance enfin, est une méconnaissance du Dieu trinitaire ; les gnostiques ont remplacé leur Seigneur par une sorte d’Unité supérieure devant laquelle il faut s’incliner : une seule vérité, un seul comportement. On les reconnaît dans leur manière de surveiller la vie d’autrui. C’est faire injure à la tradition ; dans toutes les périodes de son histoire, l’Eglise a connu et reconnu des manières de vivre différentes, des sensibilités différentes, « des manières d’interpréter de nombreux aspects de la doctrine et de la vie chrétienne ». Certes, cette variété peut être considérée comme une marque d’imperfection. En réalité elle fait apparaître « le très riche trésor de la Parole ».
On voit dans quelle mesure ces avertissements concernent les catholiques de France. L’histoire récente a montré qu’un grand nombre d’entre eux prétendaient imposer une certaine morale pour s’opposer aux comportements nouveaux qui interrogent la conscience de nos concitoyens. Le chef de l’Eglise nous demande de cesser de penser que la sainteté ou la perfection que nous visons tiennent dans le respect de principes rigides qui nous distingueraient de « la masse ignorante ». L’expression de la doctrine chrétienne « n’est pas un système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations. Les questions de notre peuple, ses angoisses, ses combats, ses rêves, ses luttes, ses préoccupations possèdent une valeur…que nous ne pouvons ignorer …Ses questions nous aident à nous interroger, ses interrogations nous interrogent. »
Une critique du pélagianisme contemporain
Le pélagianisme est une doctrine attribuée à Pélage, un moine du 5ème siècle, condamnée par l’Eglise. Il prétendait avec raison que ce n’est pas la connaissance qui nous rend saints ; mais il commit l’erreur de penser et d’affirmer que la grâce est le fruit de nos efforts et de notre conduite. Un siècle plus tard, d’autres théologiens prétendirent que si la grâce n’est pas le fruit de nos efforts du moins on ne pouvait y accéder sans la foi qui elle-même est le fruit d’un acte libre et volontaire. Cette attitude, qu’on appelle semi-pélagianisme, fut, elle aussi, repoussée dans un Concile.
L’erreur des gnostiques est de prétendre que la vie chrétienne dépend de l’adhésion de l’intelligence à une vérité objective. L’erreur des pélagiens et semi-pélagiens est d’affirmer qu’elle est le fruit de la volonté des sujets croyants.
Contrairement aux pélagiens, l’Eglise affirme que Dieu nous devance ; le fait de décider de croire en Lui, avant d’être le résultat de notre volonté, est l’acte de Dieu qui nous précède et qui nous donne de croire. S’efforcer de faire sa volonté, certes, est l’acte de notre liberté mais cette liberté, elle aussi, est don de Dieu et nos actes eux-mêmes n’ont aucun prix en eux-mêmes tant il est vrai qu’il nous est donné de les accomplir. « Tout est grâce » écrivait Bernanos à la dernière ligne d’un roman. Il reprenait, disant cela, une des dernières paroles de Thérèse de Lisieux. Le Pape François ne dit pas autre chose.
L’Exhortation rappelle ces vérités pour réveiller la joie en nous. Cet objectif est précisément ce qui donne le titre de l’Exhortation : « Gaudete et exsultate : Réjouissez-vous ! Exultez de joie. » Comment se lamenter de nos faiblesses quand on sait que nous vivons dans la grâce ? Tout, y compris notre existence, nous est donné ; pourquoi s’enfermer dans la culpabilité quand on apprend que tout est don ? Même le péché (« Etiam peccata ») entraîne mieux que le don : le pardon sans condition. « Il faut accepter joyeusement que notre être soit un don et accepter même notre liberté comme une grâce. »
Aujourd’hui, aux yeux du Pape François, on sombre dans une forme de pélagianisme lorsqu’on prétend que la vie chrétienne suppose le respect d’un « certain style catholique » et l’observation de « normes déterminées ». Ceux qui font la morale à leur entourage en leur disant qu’il leur est possible de faire des efforts et qu’avec le soutien de la grâce ils peuvent sortir de leurs mauvaises habitudes, au fond sont des pélagiens. Ils croient que la grâce fait de nous des parangons de vertu. Ils oublient que la grâce ne change pas la faiblesse inhérente à notre condition humaine. Ils oublient que « tous ne peuvent pas tout ». Ils oublient cette vérité traditionnelle que la grâce ne supprime pas la nature pas plus qu’elle ne fait de nous des surhommes. Quoi qu’il en soit de nos vertus ou de nos vices, elle s’allie à notre faiblesse ; elle ne la supprime pas. Certes, il ne s’agit pas de se résigner à nos infirmités morales mais plutôt que d’être parfait, il faut avancer comme on peut, en se reconnaissant enveloppé dans la présence de Dieu : « Pour que nous soyons parfaits comme il le désire, nous devons vivre humblement en sa présence, enveloppés de sa gloire ; il nous faut marcher en union avec lui en reconnaissant son amour constant dans nos vies. »
Le Pape ne se contente pas de réflexions théoriques. Il décrit un certain nombre de comportements contre lesquels il s’efforce de réagir. Il ridiculise, dans la société, « la fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, la vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, l’enthousiasme pour les dynamiques d’autonomie et de réalisation autoréférentielles… Certains chrétiens consacrent leurs énergies à cela au lieu de se laisser porter par l’Esprit sur le chemin de l’Evangile. » Avec la même ironie, il évoque certaines attitudes à l’intérieur de la communauté chrétienne : « l’obsession de la loi, l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Eglise. »
Le Pape François ne se contente pas non plus d’affirmer ; il se réfère à un enseignement traditionnel de l’Eglise et à l’Ecriture pour étayer son Exhortation.
Que signifie « être juste » aux yeux de Dieu ? Qui est parfait, qui est saint ? Ces questions de la justification sont au cœur de la doctrine chrétienne. Celle-ci s’est élaborée dès les premiers siècles du christianisme dans l’enseignement des pères de l’Eglise. Avant St Augustin, le grand théologien de la grâce, les Pères de l’Eglise ont affirmé à plusieurs reprises « que nous ne sommes pas sanctifiés par nos actes ni par des efforts mais par la grâce du Seigneur qui prend l’initiative ». Différents conciles sont cités et l'exhortation du Pape ne manque pas de renvoyer à un texte plus récent : le catéchisme de l’Eglise catholique. Il nous y est dit que le don de la grâce « surpasse les capacités de l’intelligence et les forces de la volonté humaine ». Cette conviction est si clairement exprimée dans l’Ecriture que « c’est hors de toute discussion ». En fin de compte, « tout comme le commandement suprême de l’amour, cette vérité devrait marquer notre style de vie parce qu’elle s’abreuve au cœur de l’évangile et elle demande non seulement à être accueillie par notre esprit mais aussi à être transformée en une joie contagieuse ».
La grâce et la morale
N’y a-t-il pas une sorte de relativisme moral à prétendre que, quoi qu’on fasse, Dieu reste avec nous dans notre faiblesse ? L’Exhortation répond à cette question.
Quand on parle de vertus, il faut se rappeler que celles-ci n’ont pas toutes la même importance et que ce qui importe avant tout ce sont les vertus qu’on appelle théologales parce qu’elles viennent de Dieu et conduisent à lui : la Foi, l’Espérance et la Charité. Et, à en croire St Paul, ce qui importe, c’est « la foi opérant par la charité » ; « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi… La charité est donc la Loi dans sa plénitude… Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude – tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Autrement dit, ne soyons pas écrasés par la multitude des préceptes qui nous sont inculqués. A travers chacune des questions morales que nous pouvons poser, à en croire Jésus, la réponse que nous avons se trouve dans la contemplation de deux Visages, celui du Père qui se reflète dans celui de nos frères, fussent-ils les plus misérables des humains.
Ne croyons surtout pas que le Pape François s’exprime dans l’abstrait. D’une part il précise un certain nombre de points où, à notre époque, le chrétien doit être vigilant. La violence menace. A travers Internet et les réseaux sociaux on n’hésite pas en notre temps, à salir l’image de l’autre. Lorsqu’on résiste à cette tendance nous sommes dans la grâce de Dieu qui nous préserve des formes de violence de notre temps. Ne nous laissons pas impressionner par les bureaucrates ou les fonctionnaires dont l’Eglise n’a pas besoin. Laissons plutôt l’Esprit nous faire contempler l’histoire à travers l’engagement de ceux – prêtres, religieux ou laïcs – qui généreusement se lancent dans des aventures évangéliques au risque de leur vie. Nous échapperons ainsi au risque de stagnation : ouvrons-nous « aux surprises du Seigneur ». Enfin nous ne pouvons devenir des saints si nous restons isolés : la grâce nous conduit à trouver des frères avec qui répondre au Père qui nous invite à aller de l’avant.
D’autre part, en commençant son Exhortation, le Pape nous avertit. La sainteté à laquelle nous sommes appelés fait rarement des êtres d’exception. Elle se trouve, comme il dit, « à la porte d’à côté ». Elle ne se vit pas en copiant des personnages que l’Eglise donne comme modèles mais en inventant chacun son propre chemin. Où la voyons-nous cette sainteté ? « Chez les parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire. »
Comment mieux conclure qu’en citant cette remarque du Pape François qui montre bien la couleur de l’ensemble du texte ? « Ce qui a été dit… n’implique pas un esprit inhibé, triste, aigri, mélancolique ou un profil bas amorphe. Le saint est capable de vivre joyeux et avec le sens de l’humour… Si nous laissons le Seigneur nous sortir de notre carapace et nous changer la vie, alors nous pourrons réaliser ce que nous demandait saint Paul :’réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous’. »
Christine Fontaine
Vitraux de Geneviève Gallois