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Lecture de l'épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 9,1 au chapitre 11,32
Une première lecture permet de distinguer huit éléments dont chacun peut être désigné par un titre.
1 – Enfants de la promesse et enfants de la chair (9,1 à 9,13)
Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens point, j’éprouve une grande tristesse – ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit-Saint – j’éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur. Car je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ pour me frères, ceux de ma race selon la chair, eux qui sont israélites, à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et aussi les patriarches, et de qui le Christ est issu selon la chair, lequel est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement ! Amen.
Non certes que la parole de Dieu ait failli. Car tous les descendants d’Israël ne sont pas Israël. De même que pour être postérité d’Abraham, tous ne sont pas ses enfants ; mais c’est par Isaac qu’une descendance portera son nom, ce qui signifie : ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, seuls comptent comme postérité les enfants de la promesse. Voici en effet les termes de la promesse : vers cette époque je viendrai et Sara aura un fils. Mieux encore Rebecca avait conçu d’un seul homme, Isaac notre père : or, avant la naissance des enfants, quand ils n’avaient fait ni bien ni mal, pour que s’affirmât la liberté de l’élection divine, qui dépend de celui qui appelle et non des œuvres, il lui fut dit : l’aîné servira le cadet, selon qu’il est écrit : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü. »
2 – La volonté d’un seul (9,14 à 9,24.)
Qu’est-ce à dire ? Dieu serait-il injuste ? Certes non ! Car il a dit à Moïse : « Je fais miséricorde à qui je fais miséricorde et j’ai pitié de qui j’ai pitié. » Il n’est donc pas question de l’homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Car l’Ecriture dit au Pharaon : « Je t’ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puissance et pour qu’on célèbre mon nom par toute la terre. » Ainsi donc il fait miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut.
Tu vas donc me dire : qu’a-t-il donc à blâmer ? Qui résiste en effet à sa volonté ? Ô homme ! vraiment qui es-tu pour disputer avec Dieu ? L’œuvre va-t-elle dire à celui qui l’a modelée : Pourquoi m’as-tu faite ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase de luxe ou un vase ordinaire ? Eh bien ! si Dieu voulant manifester sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec beaucoup de longanimité des vases de colère devenus dignes de perdition, dans le dessein de manifester la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés.
3 – Païens justifiés, Israël écarté (9, 25 à 32)
C’est bien ce qu’il dit en Osée : j’appellerai mon peuple celui qui n’était pas mon peuple et bien aimée celle qui n’était pas la bien aimée. Et au lieu même où on leur avait dit « vous n’êtes pas mon peuple », on les appellera fils du Dieu vivant. Et Isaïe s’écrie en faveur d’Israël : Quand le nombre des fils d’Israël serait comme le sable de la mer, le reste sera sauvé : car sans retard ni reprise le Seigneur accomplira sa parole sur la terre. Et comme l’avait prédit Isaïe : Si le Seigneur Sabaot ne nous avait laissé un germe, nous serions devenus comme Sodome, assimilés à Gomorrhe.
Que conclure ? Que des païens qui ne poursuivaient pas de justice ont atteint une justice, la justice de la foi, tandis qu’Israël qui poursuivait une loi de justice n’a pas atteint la Loi. Pourquoi ? Parce que, au lieu de recourir à la foi, ils comptaient sur les œuvres. Ils ont buté contre la pierre d’achoppement, comme il est écrit : Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement et un rocher qui fait tomber ; mais qui croit en lui ne sera pas confondu.
4 -Justice de la foi et justice de la loi (10,1 à 13)
Frères, certes l’élan de mon cœur et ma prière à Dieu pour eux, c’est qu’ils soient sauvés. Car je leur rends témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu ; mais c’est un zèle mal éclairé. Méconnaissant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur propre, ils ont refusé de se soumettre à la justice de Dieu. Car la fin de la Loi, c’est le Christ pour la justification de tout croyant.
Moïse écrit en effet de la justice née de la Loi qu’en l’accomplissant l’homme vivra par elle, tandis que la justice née de la foi, elle, parle ainsi : « Ne dis pas dans ton cœur : Qui montera au ciel ? Entends : pour en faire descendre le Christ ; ou bien qui descendra dans l’abîme ? Entends : pour faire remonter le Christ de chez les morts. Que dit-elle donc ? La parole est tout près de toi, sur tes lèvres et dans ton cœur, entends : la parole de foi Que nous prêchons. En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Jésus l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car la foi du cœur obtient la justice, et la confession des lèvres, le salut. L’Ecriture ne dit-elle pas : Quiconque croit en lui ne sera pas confondu ? Aussi bien n’y a-t-il pas de distinction entre Juif et Grec : tous ont le même Seigneur, riche envers tous ceux qui l’invoquent. En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.
5 – Un même appel (10,14 à 21)
Mais comment l’invoquer sans d’abord croire en lui ? Et comment croire sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? Et comment prêcher sans être d’abord envoyé ? selon le mot de l’Ecriture : Qu’ils sont beaux les pieds des messagers de bonnes nouvelles ! Mais tous n’ont pas obéi à la Bonne Nouvelle. Car Isaïe l’a dit : « Seigneur qui a cru à notre prédication ? » Ainsi la foi naît de la prédication et la prédication se fait par la parole du Christ.
Or je demande : n’auraient-ils pas entendu ? Et pourtant leur voix a retenti par toute la terre et leurs paroles jusqu’aux extrémités du monde. Mais je demande : Israël n’aurait-il pas compris ? Déjà Moïse dit : « Je vous rendrai jaloux de ce qui n’est pas une nation, contre une nation sans intelligence j’exciterai votre dépit. » Et Isaïe d’ajouter : J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne m’interrogeaient pas, tandis qu’il dit à l’adresse d’Israël : tous les jours j’ai tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle.
6 – Ce qu’Israël recherche, il ne l’a pas trouvé (11, 1 à 10)
Je demande donc : Dieu aurait-il rejeté son peuple ? Certes non ! Ne suis-je pas moi-même Israélite, de la race d’Abraham, de la tribu de Benjamin ? Dieu n’a pas rejeté le peuple que d’avance il a discerné. Ou bien ignorez-vous ce que dit l’Ecriture à propos d’Elie, quand il s’entretient avec Dieu pour accuser Israël : Seigneur, ils ont tué tes prophètes, rasé tes autels, et moi je suis resté seul et ils en veulent à ma vie ! Eh bien ! Que lui répond l’oracle divin ? Je me suis réservé sept mille hommes qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal. Ainsi pareillement aujourd’hui il subsiste un reste, élu par grâce. Mais si c’est par grâce, ce n’est plus en raison des œuvres ; autrement la grâce n’est plus grâce.
Que conclure ? Ce que recherche Israël, il ne l’a pas trouvé ; mais ceux-là l’ont atteint qui ont été élus. Les autres, il les a endurcis, selon le mot de l’Ecriture : Dieu leur a donné un esprit de torpeur : ils n’ont pas d’yeux pour voir, d’oreilles pour entendre, jusqu’à ce jour. David dit aussi : que leur table soit un piège, un lacet, une cause de chute et leur serve de salaire ! Que leurs yeux s’enténèbrent pour ne pas voir et fais-leur sans arrête courber le dos.
7 – Mise à l’écart (11, 11 à 15)
Je demande donc : serait-ce pour une vraie chute qu’ils ont branché ? Certes non ! mais leur faux pas a procuré le salut aux païens, afin que leur propre jalousie en fût excitée. Et si leur faux pas a fait la richesse du monde et leur amoindrissement la richesse des païens, que ne fera pas leur totalité ? Or, je vous le dis à vous, les païens, je suis bien l’apôtre des païens et j’honore mon ministère mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang et d’en sauver quelques-uns. Car si leur mise à ‘écart fut une réconciliation pour le monde, que sera leur admission sinon une résurrection d’entre les morts ?
8 – Nourris de la même sève (11, 16 à 32)
Or si les prémices sont saintes, toute la pâte aussi ; et si la racine est sainte, les branches aussi. Mais si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, sauvageon d’olivier, tu as été greffé parmi elles pour bénéficier avec elles de la sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux te glorifier, ce l’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Tu diras : on a coupé des branches pour que moi je fusse greffé. Fort bien. Elles ont été coupées pour leur incrédulité, et c’est la foi qui te fait tenir. Ne t’enorgueillis pas ; crains plutôt. Car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, prends garde qu’il ne t’épargne pas davantage. Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu ; sévérité envers ceux qui sont tombés, et envers toi bonté pourvu que tu demeures en cette bonté ; autrement tu seras retranché toi aussi. Et eux, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés : Dieu est bien assez puissant pour les greffer à nouveau. En effet, si toi tu as été retranché de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, et greffé contre nature sur un olivier franc, combien plus eux, les branches naturelles, seront-ils greffés sur leur propre olivier ! Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : De Sion viendra le Libérateur, il ôtera les impiétés du milieu de Jacob. Et voici quelle sera mon alliance avec eux lorsque j’enlèverai leurs péchés.
Ennemis il est vrai selon l’Evangile, à cause de vous ils sont, selon l’Election, chéris à cause de leurs pères. Car les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. En effet, de même que jadis vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps présent vous avez obtenu miséricorde grâce à leur désobéissance, eux de même aux temps présents ont désobéi grâce à la miséricorde exercée envers vous, afin qu’eux aussi ils obtiennent au temps présent miséricorde. Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde.
On remarque, en relisant les titres, une alternance entre des fragments signifiant la séparation et d’autres l’unité. Le tableau suivant permet de faire apparaître leur succession.
On remarque deux ensembles inversés mais symétriques : (1 – 2 – 3 / 6 – 7 – 8); ils encadrent l’ensemble (4-5).
On peut ainsi dégager trois parties : 1 – 2 – 3 / 4-5 / 6-7-8
On peut accéder à la relecture en annexe : (2- annexe relecture Romains 9 et ss.pdf)
3 Réflexion : La question juive
Une regrettable confusion
Au regard de Paul, une scission malheureuse s’est produite dans l’histoire du peuple juif. A l’exception d‘un « reste », ses membres sont comme des « branches coupées » sur un arbre qui demeure fermement enraciné. Sur cet arbre un nouveau peuple a été greffé. La distinction s’est avérée une contradiction grave ; au fil des siècles, elle a engendré des incompréhensions et des violences qui ont abouti au pire des génocides que l’histoire ait connus.
La prise de conscience de cette énormité a modifié le regard de l’Eglise et des chrétiens. Vatican II a fermement réprouvé, en octobre 1965, « les persécutions et les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leurs époques et leurs auteurs, ont été dirigés contre les Juifs. » (Constitution Nostra Aetate) Le Concile s’est appuyé, pour justifier ses convictions, sur le texte de Paul que nous venons de lire. Il « reconnaît que les prémices de son salut sont saintes et se trouvent dans les Patriarches, Moïse et les Prophètes. »
Cette décision s’est alors accompagnée d’un avertissement des Evêques du Proche-Orient. Dans la terre appartenant au peuple palestinien, dans des conditions de violences déplorables, était né le pays des Juifs ; prenant le nom d’Israël, ses créateurs ont eu à cœur d’expulser le plus grand nombre de Palestiniens loin de la terre de leurs ancêtres ; les peuples des alentours étaient profondément indignés. L’Episcopat arabe se devait de mettre en garde l’ensemble des évêques face à cette situation conflictuelle : les chrétiens de leurs diocèses risquaient de se considérer désavoués, eux et leurs compatriotes musulmans. Paul VI prit alors son bâton de pèlerin pour arpenter le Proche-Orient en manifestant son attachement et son respect aux diverses populations rencontrées. Quant aux rédacteurs de Nostra Aetate, ils eurent grand soin de préciser qu’en dénonçant l’antisémitisme, ils n’étaient pas animés par « des motifs politiques mais par la charité religieuse de l’Evangile ».
Cette distinction entre le domaine religieux et le domaine politique est importante pour vivre les relations avec le monde juif. Elle avait été mise en lumière par le philosophe Jacques Maritain à la veille de cette seconde guerre mondiale qui allait conduire par monceaux des enfants, des femmes et des hommes aux fours crématoires. Dans une conférence à Paris, au théâtre des Ambassadeurs en février 1938, il diagnostiquait la dimension démoniaque de l’antisémitisme tel qu’il était vécu, non seulement en Allemagne mais partout en Occident. Les juifs, comme le rappelait Paul, demeurent porteurs des promesses de Dieu qui dépassent tous nos projets humains ; ils sont « chéris à cause de leurs pères ». Comment comprendre cet antisémitisme qui grondait ? Comment comprendre, par exemple, cette volonté d’exclure de l’armée le Capitaine Dreyfus et de condamner au bagne un innocent ? L’antisémitisme, affirme Maritain, est une démarche démoniaque en ce qu’elle confond le spirituel et le politique. En excluant Dreyfus on posait un acte qui n’était pas seulement politique. En réalité, en s’en prenant à un Juif, dans chaque pays, on manifestait une haine pour quelqu’un qui, du fait de sa condition, « est là – dit le philosophe – comme un corps étranger, comme un ferment introduit dans la masse » … « Il ne laisse pas le monde en repos. Il l’empêche de dormir, il lui apprend à être mécontent et inquiet tant qu’il n’a pas Dieu. »
La tentation de confondre le spirituel et le politique est peut-être indéracinable. Elle se trouve, sous sa forme inversée, dans un soutien inconditionnel au peuple hébreu qui vit le jour après la seconde guerre mondiale, le 14 mai 1948, après des combats cruels entre Juifs et arabes et dont le peuple palestinien continue à faire les frais.
Le sionisme juif
C’était l’aboutissement d’un courant de pensée remontant au XIXème siècle. Il aboutit en 1897 à Bâle lors du premier congrès juif présidé par Théodor Herzl, un journaliste juif hongrois. Au départ, sa volonté était d’arracher les Juifs à une situation de dispersion à travers le monde où ils étaient soumis au mépris comme à la haine autant de la part du pouvoir que des populations. La décision y fut prise de faire advenir un peuple juif et de l’implanter en Palestine. Naissait le mouvement, qu’on appelle le sionisme.
Ce mouvement n’a pas été interrompu par la proclamation de l’indépendance. Il se déploie parmi les Juifs – ceux de la diaspora ou ceux qui résident en Israël. Il se déploie aussi par ceux qu’on appelle les Goyim, c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent pas au judaïsme.
On peut distinguer plusieurs courants, tant parmi les uns que parmi les autres.
En ce qui concerne le sionisme juif, on doit signaler une grande diversité de tendances.
Tout d’abord, tous les Juifs ne sont pas sionistes. En octobre 1947, à la veille du « Plan de partage de l’ONU », Emmanuel Mounier donnait la parole, dans la revue Esprit, à Emmanuel Raïs. Celui-ci refuse la confusion du messianisme et du nationalisme. Autre chose est l’avènement d’un peuple hébreu en Palestine, autre chose la Loi qui fait les fils d’Israël. Avant la politique et les lois qui en règlent le jeu, s’impose la Loi qui ouvre la promesse. L’auteur précise sa position en précisant l’originalité du Juif au milieu du monde : « Les lois de son existence sont autres que celles des nations. Ce qui est bon, sain et utile pour celles-ci est destructeur pour lui et vice versa. Israël n’a aucune existence terrestre ; il n’est que la projection divine dans le monde de l’histoire, une tentative de réaliser le Royaume de Dieu sur la terre, sans se soucier des circonstances historiques, défavorables par définition. »
Parmi les sionistes, il faut remarquer d’autres distinctions. Pour Theodor Herzl, le retour des Juifs en Palestine auquel il était favorable, était considéré comme la solution à un problème purement politique ; il s’agissait, en dehors de toute démarche religieuse, de faire naître une nation et d’échapper aux tracas et aux persécutions qui, dans tous les pays, s’abattaient sur les israélites. L’implantation aurait pu, à ses yeux, se produire ailleurs qu’en Palestine.
A l’opposé de ce sionisme exclusivement politique, s’oppose le sionisme religieux. Entrer sur la terre des ancêtres c’était sauver le judaïsme, s’arracher à un monde sécularisé où les pratiques rituelles étaient devenues impraticables. En entrant à Sion, on faisait une expérience spirituelle qui devait permettre à la Loi de s’épanouir. Beaucoup sont ainsi arrivés en Israël animés par une idéologie où se confondent politique et spiritualité. Ils joignent leurs efforts aux athées qui construisent le pays ; ils sont, paraît-il, très engagés dans l’armée et soucieux d’étendre Israël depuis l’Irak jusqu’à la mer. Certes, ils côtoient ceux qu’ils considèrent comme des impies mais les impies construisent un pays juif ; leur cause est sainte ; elle « rend purs les impurs » pour reprendre le mot de Rav Kook.
Face à cette opposition entre des objectifs coupés de toutes dimensions religieuses ou des confusions entre le spirituel et le politique il faut souligner la position d’un philosophe qui est aussi un mystique : Gershom Scholem. « Je m’oppose, dit-il, comme des millions d’autres sionistes… à ce qu’on mêle entre eux les concepts religieux et politiques. Je nie catégoriquement que le sionisme soit un mouvement messianique et qu’il soit fondé à user d’une terminologie religieuse au service de ses buts politiques… Le rachat du peuple juif que je désire, en tant que sioniste, n’est en rien identique au rachat religieux dont j’ai l’espérance pour l’avenir. Sioniste, je ne suis pas disposé à satisfaire telle demande politique aux aspirations qui ont leur place dans une sphère non politique, religieuse, la sphère apocalyptique de la fin des temps. L’idéal sioniste est une chose et l’idéal messianique en est une autre. Les deux ne se rejoignent pas. »
Les chrétiens face à Israël
Paul s’est appliqué à situer la première communauté chrétienne par rapport au peuple juif. Il n’a pas manqué de souligner l’instabilité des positions des uns et des autres par rapport aux appels de Dieu. Il compare cet appel à une racine sur laquelle s’articulent des branches naturelles ou des branches greffées : la branche coupée peut devenir une greffe nouvelle et la branche greffée peut, elle aussi, à son tour être arrachée. Peut-on, en regardant les événements en cours, diagnostiquer la manière dont se situent les chrétiens par rapport au judaïsme d’aujourd’hui ?
Il faut reconnaître l’existence de ces courants protestants qui, faisant une lecture fondamentaliste de la Bible, en particulier de ce texte de Paul, voient dans le retour sur la terre des ancêtres, une intervention divine. Ils considèrent d’abord qu’avant même que l’histoire existe, Dieu avait prévu que l’héritage de ses promesses serait reporté sur l’Eglise : « Avant la naissance des enfants, quand ils n’avaient fait ni bien ni mal, pour que s’affirmât la liberté de l’élection divine, qui dépend de celui qui appelle et non des œuvres, il lui fut dit : l’aîné servira le cadet. » Bien sûr les Juifs sont nos aînés ; aux yeux de Dieu, nous sommes les cadets et, à en croire les Ecritures, selon ces chrétiens, nous avons préséance sur ceux dont nous disons souvent qu’ils sont « nos aînés dans la foi ». Par ailleurs, dans le même contexte de l’épitre aux Romains que nous avons lu, Paul affirme : « Tout Israël sera sauvé et de Sion viendra le libérateur. » Par ailleurs encore, le livre de l’Apocalypse (Ap.20) parle d’un règne de 1000 ans « avec le Christ » qui s’achèvera à Sion, c’est-à-dire à Jérusalem, une Jérusalem nouvelle, « belle comme une jeune mariée parée pour son époux. (Ap.21) ». Hâtons le jour voulu par Dieu où commencera ce règne précédant la fin des temps. Nous connaîtrons alors la justice et la paix que les hommes sont incapables de faire advenir. Favorisons le retour des Juifs sur cette terre d’où vient le salut pour hâter « le jour du grand appel ». Forts de cette lecture, ces chrétiens évangéliques, tout au cours du XIXème siècle, aux Etats-Unis notamment, ont voulu aider le retour des Juifs vers cette terre d’où, selon eux, viendra le salut. Des hommes politiques, forts de ces convictions, sont intervenus pour favoriser ce courant. Le plus connu d’entre eux, Lloyd George, premier ministre britannique en 1917, promettait l’ouverture d’un Foyer National Juif qui, trente ans plus tard, devenait le pays d’Israël.
La guerre des Six Jours fit réfléchir le monde chrétien. Les Evangélistes américains virent, dans la victoire d’Israël, une intervention de Dieu. Ce fut l’occasion de faire naître plusieurs associations qui apportent des aides financières importantes à Israël. Ce fut l’occasion, également, de raviver la confusion du religieux avec la politique. Les chrétiens sionistes influent sur la marche du pays ; c’est sans doute pourquoi le Président Trump a voulu se les allier en installant l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem.
Bien qu’échappant à la dimension apocalyptique, les Eglises d’Europe, protestantes ou catholiques, sont souvent tentées de faire une lecture particulière des événements où Israël est engagé. Le théologien protestant, Jacques Ellul, a écrit un livre au titre suggestif (« Un chrétien pour Israël »). Il prétend que l’histoire d’Israël appelle une lecture théologique ; elle manifeste, en effet, que « les dons de Dieu sont sans repentance » et que les Juifs d’Israël sont « le peuple chéri de Dieu ». Jacques Maritain dénonçait en 1938 la confusion démoniaque entre le spirituel et le politique dans l’antisémitisme qu’il discernait à l’intérieur des pays européens. Mais, en 1965, alors que l’entrée du pays s’était accompagnée de massacres et d’expulsions loin de leurs terres et de leurs maisons de plus de 300 000 arabes chrétiens ou musulmans, le philosophe catholique déclare : « Le peuple d’Israël est l’unique peuple du monde auquel une terre, la terre de Canan, a été donnée par le vrai Dieu. Et ce que Dieu a donné une fois est donné pour toujours. »
Les églises officielles, elles aussi, se sont exprimées dans ce sens. En 1980, le synode protestant de Rhénanie a déclaré : « La pérennité du peuple juif, son retour dans la terre de la promesse sont des signes de la fidélité de Dieu envers son peuple. » Dans le même esprit, en 1973, les Evêques de France pensaient que le rassemblement partiel du peuple juif sur la terre de la Bible « constitue de plus en plus pour les Chrétiens, une donnée qui peut les faire accéder à une meilleure compréhension de la foi et éclairer leur vie. »
Le sionisme en question
Au terme de ce rapide regard, la lecture de l’épitre aux Romains peut-elle nous aider à prendre parti ? Avant de répondre, quelques remarques s’imposent.
D’une part, le problème du sionisme n’est plus seulement une question religieuse qui met en présence les Juifs et les chrétiens. Il s’agit d’un problème qui concerne l’ensemble de la société séculière. En juin 2018 paraissait un texte signé par plus de 250 personnalités qui manifeste qu’aujourd’hui critiquer le sionisme revient à sombrer dans l’antisémitisme. On « trouve dans l’antisioniste l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société. »
Mais en réalité de nombreuses associations où des citoyens, religieux de toutes confessions ou laïcs, dénoncent cette confusion dont les populations palestiniennes font les frais. On se doit de souligner les efforts du « Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient » qui diffuse des informations de première main.
De même, dans le monde juif, et parmi les Israéliens eux-mêmes, on trouve des personnalités prophétiques. Des jeunes préfèrent la prison à l’uniforme militaire. Ils refusent de porter les armes contre un peuple qu’on persécute. Michel WARSCHAWSKI anime un mouvement pour rassembler différentes associations pacifistes, israéliennes ou palestiniennes et, ainsi, tenter d’éclairer toutes les populations sur les réalités israéliennes. Le Professeur Leibowitz, un grand théologien juif, n’a pas peur de s’indigner devant la politique d’Israël, son propre pays. Au lendemain de la Guerre des Six Jours, en 1967, il s’insurgeait contre les autorités, les suppliant de rendre les territoires conquis. Lorsque les troupes de Tsahal, lors de la Guerre du Liban, entrèrent dans Beyrouth, il accusa Israël de crime de « judéo-fascisme ». Et il commentait : « Je veux leur faire mal pour qu’ils se réveillent. » Ce prophète des temps présents a écrit un livre qui fut traduit de l’hébreu au français (« Peuple, terre, Etat »). Il y précise ses convictions : « Le peuple juif historique ne fut défini ni comme une race, ni comme le peuple de tel ou tel pays ou de tel cadre politique, ni même comme le peuple qui parlerait telle ou telle langue, mais comme celui du Judaïsme de la Torah et de ses commandements. »
Les positions des Eglises chrétiennes, de l’Eglise catholique en particulier, sont loin de ressembler toutes à la Déclaration des Eglises de France. Les chrétiens de Palestine et d’Israël se joignent à leurs compatriotes musulmans pour faire triompher le droit, dénoncer une politique qui ravage un peuple et inventer un chemin évangélique susceptible de déboucher sur une terre où la Justice et la Paix « coulent comme un fleuve ». Il faut évoquer, à ce propos, le beau texte « Kaïros » signé par les responsables de toutes les églises chrétiennes de la Terre Sainte. Ils ne peuvent souscrire à une vision qui ferait de Dieu l’auteur de leur malheur. Benoît XVI dont on ne peut suspecter la rigueur théologique, semble leur donner raison. Dans un texte resté inédit, il aurait écrit : « L’Etat d’Israël n’est que par un hasard de l’histoire sur son territoire actuel » (Cf. La Croix, 13/08/2018).
Si on veut bien résumer toutes ces positions par rapport au monde juif, on trouve parmi nos contemporains deux attitudes contradictoires. La première consiste à confondre politique et spiritualité : c’est le cas de l’antisémitisme et du sionisme religieux, qu’il soit juif ou chrétien. La seconde consiste à refuser de considérer que l’existence d’Israël soit une manifestation du plan de Dieu sur l’histoire : « J’ai toujours refusé à ma patrie ce caractère sacré ; j’ai combattu Hitler lorsqu’il a attribué au peuple allemand un caractère divin ; je ne reconnais qu’un peuple élu, c’est celui qui, à un moment de l’histoire, est le plus humilié, le plus offensé et incarne à ce moment-là toute la détresse humaine. » On trouve cette citation dans un article d’une théologienne, Simone Frutiger, dans la revue protestante « Foi et Vie » de décembre 1967.
Il n’est peut-être pas artificiel de considérer que la seconde position, qu’elle vienne de Juifs, de chrétiens ou de laïcs, est un écho des appels de l’Evangile. Si c’était le cas, on retrouverait le schéma ternaire qu’on a dégagé de la lecture de St Paul :
S’il fallait conclure ces réflexions, sans doute pourrait-on reprendre les remarques de J. Maritain en 1938 en les appliquant non seulement au Juif mais au chrétien. Ce pourrait être un bel objectif pour le dialogue interreligieux. « Il ne laisse pas le monde en repos. Il l’empêche de dormir, il lui apprend à être mécontent et inquiet tant qu’il n’a pas Dieu. »
Michel Jondot
Lecture suivante (Romains chapitre 12,1 à 13,8) : Le chrétien au milieu de la société
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