Lecture de l'épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 12,1 au chapitre 13,8
1 – Faire corps
1) – Exhortation : 12,1
Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à présenter vos corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est le culte raisonnable, le vôtre. Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable [à Dieu), parfait. Je vous le dis à tous, en vertu de la grâce qui m’a été donnée : ne soyez pas plus raisonnables qu’il ne faut être raisonnable, mais soyez raisonnables de manière à être raisonnable, chacun selon la mesure de foi que Dieu lui a donnée en partage.
2) – Justification : 12,4
Car, de même qu’en un seul corps, nous avons plusieurs membres et que ces membres n’ont pas la même fonction, ainsi à plusieurs nous sommes un seul corps en Christ, étant tous et chacun membres les uns des autres. Mais nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée.
2 – Vivre en communauté
3 - Exhortation 12, 6b
Est-ce la prophétie, qu’on l’exerce à proportion de la foi. Est-ce un service ? Qu’on serve ; quelqu’un a-t-il le don d’enseigner ? Qu’il enseigne. Celui d’exhorter, qu’il exhorte. Que celui qui donne le fasse avec générosité ; celui qui préside avec zèle ; celui qui exerce la miséricorde avec gaieté.
Que l’amour soit sans feinte. Ayez le mal en horreur, attachez-vous au bien. Chérissez-vous les uns les autres d’une amitié fraternelle, prévenez-vous d’estime les uns les autres. Ne soyez pas nonchalants pour le zèle, soyez fervents d’esprit, bénissez le Seigneur. Soyez joyeux dans l’espérance, constants dans l’affliction, assidus à la prière. Prenez part aux besoins des saints. Exercez l’hospitalité.
4 – Exhortation 12, 14
Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent. Ayez même pensée les uns pour les autres. Ne faites pas les fiers mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. Ne rendez à personne le mal pour le mal. Ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit « A moi la vengeance ! C’est moi qui rétribuerai » dit le Seigneur. Au contraire, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; car ce faisant tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. Que toute personne soit soumise aux pouvoirs établis :
3 – Une double appartenance
5- Justification 13,1b
Car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu. Ainsi celui qui s’oppose au pouvoir résiste à l’ordre voulu par Dieu, et ceux qui résistent s’attireront la condamnation. Les magistrats en effet ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas craindre le pouvoir, fais le bien et tu en auras des louanges ; car il est pour toi le serviteur de Dieu en vue du bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est en effet le ministre de Dieu pour exercer sa colère contre qui commet le mal. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre non seulement à cause de la colère mais aussi à cause de la conscience. Et voilà bien pourquoi vous payez des impôts car les magistrats sont des servants de Dieu assidus à leur office. Rendez à tous ce qui leur est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur.
6 – Exhortation 13, 8
N’ayez de dettes envers personnes sinon de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime le prochain a accompli toute la Loi. En effet (les commandements) « Tu ne commettras pas l’adultère ; tu ne tueras pas, tu de voleras pas, tu ne convoiteras pas » et s’il en est quelque autre, se résument dans cette parole, à savoir : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’amour ne fait aucun mal au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la Loi.
D’autant plus que vous savez en quel temps nous sommes. L’heure est venue de vous réveiller de votre sommeil, car maintenant le salut est plus près de vous que lorsque nous avons embrassé la foi. La nuit est avancée et le jour est tout proche. Rejetons donc les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de la lumière. Comme en plein jour, conduisons-nous donc dignement : ni ripailles, ni orgies, ni coucheries ni débauches, ni querelles ni jalousie, mais revêtez le Seigneur Jésus et ne prenez pas soin de la chair pour (en satisfaire) les convoitises.
Relecture
Deux types de communautés
On remarque vite que l’ensemble de ces deux chapitres pose les bases d’une morale collective. On a affaire à deux types de communautés.
La première est d’ordre spirituel. C’est à partir d’elle que parle Paul en s’adressant aux chrétiens de Rome pour les exhorter à en respecter l’originalité : « Soyez fervents d’esprit, bénissez le Seigneur. Soyez joyeux dans l’espérance, constants dans l’affliction, assidus à la prière. Prenez part aux besoins des saints. » Elle est articulée autour du nom de Jésus. La référence à celui-ci encadre le texte : « à plusieurs nous sommes un seul corps dans le Christ » est-il dit dans le premier ensemble ; aux dernières lignes la métaphore du corps est reprise avec celle du vêtement : « revêtez le Seigneur Jésus. » Il s’agit d’une communauté dont les besoins sont particuliers : on y a besoin de prophètes, c’est-à-dire de personnes qui parlent au nom de Dieu ; il y faut aussi des personnes qui exhortent à vivre du message de Jésus ou qui enseignent. On y trouve aussi des gens qui « président » mais la fonction qu’ils exercent n’est pas celle d’un supérieur. Certes, tous sont différents mais aucun ne doit l’emporter sur les autres. Entre eux aucune maîtrise ni aucune subordination mais d’abord la tendresse mutuelle : « Que l’amour soit sans feinte… Chérissez-vous les uns les autres d’une amitié fraternelle, prévenez-vous d’estime les uns pour les autres ! »
Cette communauté suppose un certain type de relations entre ses membres. On y retrouve les accents de l’Evangile. Les membres ne fonctionnent pas à partir d’ordres qu’on écoute mais à partir des dons reçus. La dimension de gratuité est soulignée par le vocabulaire : « selon la grâce qui vous a été donnée » ; le texte grec fait mieux entendre le jeu de mots que la traduction. Don et grâce traduisent deux mots ayant même racine : « kharisma » (que parfois on traduit par « charisme ») et « kharin » qui signifie « grâce ». Elle est une communauté de services ; les membres ne sont pas unis par des liens de servitude mais par le souci de servir.
Au milieu de la Ville impériale
Cette première communauté n’a de sens qu’en étant ouverte sur une deuxième, la Ville impériale et païenne de ce temps. Elle n’est pas repliée sur elle-même comme une secte ; elle a affaire avec l’extérieur tout hostile qu’il soit : « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. » Bien des sentiments peuvent être partagés hors de la communauté de ceux que Paul appelle « les saints », c’est-à-dire ceux que le baptême distingue des autres dans la société romaine. Il est important de partager avec les contemporains, joies et tristesses : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent. » On doit prendre garde à ne pas se croire supérieur à quiconque dans la société : « Ne faites pas les fiers, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. » Paul n’est pas naïf ; il sait bien que même si « on fait du bien devant les hommes » on rencontre l’inimitié : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, frères bien-aimés… Au contraire, si ton ennemi na faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. »
Appelons « politique » cette seconde communauté : « soumettez-vous aux pouvoirs établis. » C’est bien sûr la condition pour lui appartenir.
Et pourtant entre les deux ensembles humains, le contraste est grand. La gratuité était la marque du premier. L’argent circule dans le second et il faut payer ce qui est requis sans rien devoir à quiconque, « n’ayez de dette envers personne ». Tout citoyen romain est en dette vis-vis de l’Etat et il convient de s’en acquitter : « Rendez à tous ce qui lui est dû. A qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes. » Dans la communauté chrétienne, nul n’était supérieur à autrui. Il n’en va pas de même dans la société civile où l’on est soumis à des autorités qu’il faut craindre et respecter : « A qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur. »
La relation à Dieu, dans la société civile n’est pas la même que dans la Communauté des saints. Dans cette dernière, la relation n’a rien d’une soumission. Elle est un échange : on reçoit et on donne en retour, sans compter. Dieu fait grâce et, dans l’Esprit, on se tourne vers lui pour rendre grâces : « Selon la grâce qui nous a été donnée… il convient de présenter nos corps en victime vivante, simple, agréable à Dieu. » En revanche, lorsqu’on est « devant tous les hommes », la reconnaissance s’opère dans la soumission : « Que toute personne soit soumise aux pouvoirs établis car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu. Ainsi, celui qui résiste au pouvoir résiste à l’ordre voulu par Dieu. »
Y aurait-il contradiction dans la pensée de Paul ? En réalité, il faut, pour comprendre, se rappeler ses conceptions en ce qui concerne la loi. Il reconnaît trois types de lois qui interfèrent (cf. chapitre 7). Au niveau le plus bas, il discerne la loi de la chair qui conduit à la mort et à la barbarie. La loi de Moïse pour les Juifs ou la loi de la raison pour les autres, la contredit, permettant de faire société. Elle sert de propédeutique à la loi de l’Esprit, la loi de l’amour qui a pris chair en Jésus ; elle arrache à la mort.
Le baptisé partage la société que permet la loi juive ou la loi de la raison ; c’est elle qui distingue le bien du mal. Elle arrache à « la chair » : « Ne prenez pas soin de la chair pour en satisfaire les convoitises. … rejetons donc les œuvres de ténèbres … … ni ripailles ni orgies, ni coucheries ni débauches, ni querelles ni jalousie. » Elle impose un certain comportement à l’égard de l’autorité établie : « Les magistrats, en effet, ne sont pas à craindre quand on fait le bien mais quand on fait le mal. »
En réalité, cette loi a du sens pour les croyants puisqu’elle vient de Dieu et conduit à Lui. Elle vient de Dieu : « (le magistrat) est le ministre de Dieu. … Les magistrats sont les servants de Dieu … Celui qui résiste au pouvoir résiste à l’ordre voulu par Dieu. » Elle débouche sur la loi de l’Esprit, la loi de l’amour qui s’est manifesté dans la chair en la personne du Fils et qui renvoie à la source : « l’amour est donc l’accomplissement de la loi … Celui qui aime le prochain accomplit toute la loi… » L’amour donne de faire corps avec Jésus : « revêtez le Seigneur Jésus … à plusieurs nous sommes un seul corps… » Etant pour chacun membre de ce corps nous sommes tournés, dans la mesure où nous aimons, vers Celui devant lequel Jésus a fait retour ; ainsi, en aimant, nous sommes offerts « en victime vivante, simple et agréable à Dieu. »
Toute une histoire !
La façon de lire ces deux chapitres de Paul éclaire la pensée théologique et l’histoire de l’Occident et la situation actuelle des pays européens.
Au 2ème siècle, à une époque où vivaient sans doute encore quelques derniers témoins de la toute première Eglise, un auteur anonyme adressait une lettre à un destinataire qui nous est inconnu et qu’il appelait Diognète. Il décrit comment les communautés des origines se situaient dans l’Empire romain, alors que les persécutions allaient bon train : « Les chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n'ont pas d'autres villes que les vôtres, d'autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes. (...) Ils habitent leurs cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. (…) Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. (…) Les chrétiens sont dans le monde ce que l'âme est dans le corps : l'âme est répandue dans toutes les parties du corps ; les chrétiens sont dans toutes les parties de la Terre ; l'âme habite le corps sans être du corps, les chrétiens sont dans le monde sans être du monde. »
A la fois « étrangers » et « citoyens ». Trois siècles plus tard, Augustin écrivait « la Cité de Dieu » pour éclairer le lien entre ces deux manières d’habiter le monde : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la Cité de Dieu. » A son époque, le pouvoir civil avait changé de camp. Avec la conversion de l’Empereur romain, en 313, les baptisés avaient cessé d’être des étrangers ; ils avaient droit de cité et Constantin s’est servi d’eux pour l’exercice de sa tâche de Chef d’Etat. C’est lui qui, par exemple, convoqua le Premier Concile œcuménique dans la ville de Nicée. Le premier empereur chrétien installa son siège à Byzance et le successeur de Pierre, évêque de Rome, en vint à être désigné par le titre impérial de Souverain Pontife. S’installait alors une rivalité entre deux pouvoirs qui a traversé les siècles et qui n’est pas éteinte. Paul distinguait - sans pour autant les opposer - le croisement, au cœur de la conscience chrétienne, de deux types de communauté : l’une où les membres vivent des relations fraternelles et l’autre des relations de soumission aux autorités établies. Une certaine lecture d’Augustin donnait à penser que la société spirituelle avait plus de valeur que la cité terrestre. Un phénomène de sécularisation s’est alors vite infiltré dans la première : dès le second siècle un système hiérarchique s’imposait dans l’Eglise. Dans le même mouvement, le successeur de Pierre, au nom d’un pouvoir qualifié de spirituel prétendait devoir l’emporter sur les empereurs, les rois et les princes sous prétexte de veiller à les maintenir dans la foi chrétienne.
Ce conflit entre les deux types d’autorité a traversé les siècles. Le Pape dominait l’Empereur : c’est lui qui sacra Charlemagne et c’est un évêque qui, en France, avait sacré Clovis. Au XIème siècle le Pape Grégoire VII excommuniait l’Empereur Henri IV ; ce dernier fut contraint, pour retrouver son pouvoir, de « se rendre à Canossa » en chemise pour s’agenouiller devant le Souverain Pontife. C’est Grégoire VII encore qui arracha aux Rois le pouvoir de désigner les évêques ; on appelle ce conflit « la querelle des Investitures ».
Dans le texte que nous lisons, Paul fait allusion au pouvoir séculier en disant qu’« il tient le glaive. » En s’appuyant sur la parole de Jésus au Jardin des oliviers (« Remets ton glaive au fourreau »), on affirme que le pouvoir séculier doit se soumette au pouvoir spirituel du Pape. Telle est du moins « la théorie des deux glaives » exprimée dans une encyclique au début du XIVème siècle.
Evidemment bien des intellectuels ont protesté. « Le pouvoir vient de Dieu », et non pas du Pape ; on ne peut dire que le pouvoir de l’Empereur est donné par le Souverain Pontife. Le comble de la critique sera atteint au XVIème siècle lorsque Luther dira, à propos du chapitre de l’Epitre aux Romains qu’on vient de lire : « On ne peut que s’étonner des ténèbres très denses de notre époque. Les spirituels, aujourd’hui, c’est-à-dire les gouffres immenses pour choses temporelles, ne supportent rien de plus pénible que les torts faits aux libertés, aux droits, aux privilèges et aux biens des Eglises. Les voilà aussitôt en train de lancer toutes les foudres de leurs excommunications et de se livrer à la proclamation des hérétiques, dénonçant publiquement avec une merveilleuse audace les ennemis de Dieu, de l’Eglise, des apôtres Pierre et Paul – sans être dans le même temps le moins du monde inquiets de savoir si du moins eux-mêmes sont leurs amis, ou pas plus leurs ennemis que ceux qu’ils ont dénoncés. Ainsi ont-ils établi l’obéissance et la foi dans la garde, le développement et la défense des choses temporelles. »
Face à cette altération du « spirituel » par le « temporel », Luther élabora « la théorie des deux règnes » : les affaires de ce siècle - les affaires « séculières » - ne sont pas seulement distinguées mais séparées de « La Cité de Dieu » dont St Augustin avait parlé. Il ouvrait ainsi la porte à ce que nous appelons aujourd’hui « la sécularisation ». En France particulièrement se développait l’idée que loin de venir d’en-haut, le pouvoir séculier venait d’en-bas, c’est-à-dire du peuple ; la conscience démocratique s’imposait et le fossé s’approfondissait alors entre l’Eglise et la société. Le XIXème siècle fut traversé par ces deux courants contraires. Les idées issues de la Révolution et l’idéologie des Droits de l’homme se heurtèrent à l’Eglise qui prétendait défendre les Droits de Dieu. Deux camps s’affrontèrent et parmi les chrétiens et à l’intérieur de la société. Chez les catholiques, les « ultramontains », partisans de l’importance de Rome pour la marche des sociétés, s’opposaient aux « gallicans » revendiquant leur indépendance par rapport au Souverain Pontife. En même temps, l’écart se creusait, tout au long du siècle entre la société civile et l’Eglise de France. En 1864, Pie IX, condamnant sévèrement la démocratie, refusait la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; en 1870 il convoquait un Concile (Vatican I). On y affirmait la soumission de la raison à la Révélation dont le sens, infailliblement défini par le Souverain Pontife, ne pouvait être contesté par personne.
Aujourd’hui
L’opposition systématique des catholiques à l’Etat républicain fut fortement atténuée par le Pape Léon XIII. Mais, prônant « le ralliement », il insistait pour qu’on refuse les lois de laïcisation, tout particulièrement celles qui arrachaient à l’Eglise le pouvoir d’enseigner les enfants. En France, la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905 marquait le début d’une ère qui n’est pas complètement achevée. Un apaisement progressif du conflit aboutit, soixante ans plus tard, à un évènement qui ravivait les intuitions de Paul. « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent. » Un très beau texte, lors du Concile Vatican II (Gaudium et spes) fait écho à cet appel : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. »
L’épître aux Romains distinguait bien, à l’intérieur de l’humanité, la communauté des baptisés mais on demandait à ceux-ci de se situer « devant tous les hommes ». Cette exhortation s’accompagne d’un acte de foi : ceux qui gouvernent sont les servants de Dieu. Le concile lui aussi dit bien la relation entre deux ensembles distincts mais inséparables comme l’atteste le titre français de ce document : « L’Eglise dans le monde de ce temps ». Le souci du Concile, en effet, tout comme celui de Paul, s’accompagne d’une conviction théologique : la communauté des chrétiens, en effet, « s’édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père, et porteurs d’un message de salut qu’il faut proposer à tous. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire. C’est pourquoi, après s’être efforcé de pénétrer plus avant dans le mystère de l’Église, le deuxième Concile du Vatican n’hésite pas à s’adresser maintenant, non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. »
La relation de l’Eglise de France avec la société, certes se vit à peu près sereinement aujourd’hui, même s’il faut reconnaître quelques accrocs qui interrogent la conscience. « Gaudium et Spes », pour se situer par rapport « aux hommes de ce temps », disposait d’une anthropologie particulière contestée par beaucoup. Une certaine conception purement philosophique, reposant sur le concept de « nature humaine », semblait aux évêques pertinente pour rejoindre les questions de leurs contemporains. En réalité cette anthropologie, loin de contribuer à la paix sociale, introduisait une coupure d’avec la société et une division entre les baptisés. Peu après le Concile, Paul VI, dans une encyclique, au nom de la nature humaine proscrivait l’utilisation de moyens anticonceptionnels et blessait bien des couples chrétiens ; l’évolution des mœurs, l’extension des divorces, l’interruption volontaire de la grossesse se sont heurtées à une lourde réprobation dans l’Eglise. L’ouverture au mariage des homosexuels a donné lieu, pour de nombreux catholiques dans notre pays, à une manifestation de type politique telle qu’on en voit rarement.
Pour conclure, il n’est peut-être pas inutile de préciser la position de « Dieu-maintenant » dans ces débats.
D’abord nous soulignons l’appel à la conscience qu’on trouve dans ce texte aux Romains : « Il est nécessaire de se soumettre à cause de la conscience. » Ceci implique que nous ne nous considérions pas comme des maîtres, ni en politique ni en morale : « Ne faites pas les fiers, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. » Ne croyons pas que les principes énoncés par la hiérarchie soient absolus et inamovibles ; nous savons tous que des comportements considérés naguère comme normaux sont devenus caduques et il ne serait pas difficile de montrer que la morale chrétienne gagne parfois en humanité lorsqu’elle rejoint des décisions prises dans la société civile. L’abolition de la peine de mort en est un bel exemple. On se doit d’écouter les propos du Pape et des évêques mais on se doit aussi d’écouter sa propre conscience et les deux démarches ne coïncident pas nécessairement.
Certes, les catholiques qui ont manifesté avaient le droit, dans une société comme la nôtre, de s’exprimer publiquement. Qu’ils prennent garde pourtant de croire qu’ils sont les porte-paroles de la Communauté chrétienne, même s’ils sont soutenus par des prêtres ou des évêques. Il faut remarquer que leurs arguments sont portés par une morale laïque – celle des Droits de l’Homme – estimable peut-être mais qui n’est pas l’Evangile. Sans s’en apercevoir, ils motivent leur position à partir d’arguments laïques… à l’instar de leurs « adversaires& ». C’est en se référant aux droits de l’homme qu’on prétend défendre la vie en refusant le droit à l’avortement. C’est en se référant au droit des enfants qu’on refuse la PMA : tout enfant, dit-on, a le droit d’avoir un père. C’est en prétendant défendre la femme qu’on a peur d’autoriser des mères porteuses à qui l’on retirera le fruit de leurs entrailles au terme de leur gestation.
Est-ce à dire que les chrétiens doivent se confondre avec les citoyens de toutes catégories ? Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’originalité chrétienne ? Si celle-ci doit exister elle doit pouvoir se référer à Saint-Paul. Les chrétiens devraient se distinguer des autres en créant entre eux des communautés où les rapports ne sont pas de soumission et où ceux qui président sont des frères et non des maîtres : « Chérissez-vous les uns les autres d’une amitié fraternelle. » Les chrétiens ne devraient pas répercuter les paroles qui, autour d’eux, condamnent, excluent, réclament la fermeture des frontières, laissent sombrer des miséreux dans la mer, ou nourrissent la violence : « Rendez à tous ce qui leur est dû… (tous les commandements) se résument en cette parole ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même.’ L’amour ne fait donc aucun mal au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la loi. »
Le mot « sécularisation » dont on parle abondamment fait allusion au temps, au « siècle », qui est le nôtre. Il permet peut-être de mieux comprendre une phrase du texte qu’on n’a pas encore citée : « Vous savez en quel temps nous vivons. L’heure est venue de vous réveiller car maintenant le salut est plus près de vous que lorsque vous avez embrassé la foi. La nuit est achevée et le jour est tout proche. » Il est proche, en effet. Il surgit chaque fois qu’au milieu de la folie humaine, l’amour fait des miracles.
Michel Jondot
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