La sacralité du prêtre, source des abus et clef du système romain
L’Église catholique romaine est entrée dans le XXIe siècle sous le signe de la révélation à une opinion indignée des abus et crimes sexuels commis par des prêtres sur des enfants et des adultes vulnérables. (…) Diocèse après diocèse, pays après pays, les enquêtes accablantes qui ont mis au jour et continuent de découvrir l’ampleur du phénomène laissent pressentir que la révélation complète du désastre n’est pas encore atteinte. La découverte des turpitudes de la plupart des fondateurs des « communautés nouvelles » célébrées par Rome comme les emblèmes et les moteurs de la reconquête chrétienne, la révélation progressive de l’implication directe d’évêques et de prélats dans les affaires d’abus, ont achevé de donner à la « crise des abus » la dimension d’un séisme institutionnel.
En dépit des résistances internes fortes qui ont tenté et tentent toujours de tenir cette révélation sous le boisseau, l’institution doit désormais affronter de face un phénomène qu’elle ne peut plus traiter en réglant aussi discrètement que possible le cas des individus concernés, longtemps regardés par elle comme coupables avant tout d’avoir manqué à l’obligation de chasteté, dans le contexte permissif et tentateur du libéralisme sexuel contemporain. (…) En corrélant d’emblée la prolifération des abus aux excès du « cléricalisme », en liant donc explicitement les errements sexuels du clergé au pouvoir dont le prêtre est statutairement investi et dont il peut abuser, le pape François n’a pas seulement donné un tour nouveau et directement politique à la lutte contre les abus. Il a accrédité, au plus haut niveau de l’institution, la reconnaissance du caractère « systémique » du phénomène dans l’Église.
Mais quel « système » est ici désigné ? L’ambiguïté est loin d’être levée si l’on met seulement en avant la conspiration généralisée du silence partout mise en œuvre à seule fin de protéger la réputation d’une institution autoproclamée sainte et supposée régler elle-même les problèmes qui surgissent en son sein. Le « système » mis à nu par la révélation des abus est celui de l’enchaînement structurel qui lie tout abus sexuel commis par un prêtre dans l’exercice de son ministère à un abus de pouvoir qui est aussi un abus spirituel. (…) À ce titre, le travail mené par la CIASE sous la présidence exemplaire de Jean-Marc Sauvé peut être considéré – au-delà du seul cas français – comme un opérateur majeur du tournant que la reconnaissance de cette spécificité peut induire dans la relation que l’institution entretient avec elle-même. (…) Car en plaçant au centre de la déconstruction du système des abus l’« excès de sacralité » dont le prêtre est couramment investi par les fidèles, les auteurs ont ciblé – sans en avoir le propos explicite et en s’en défendant même – la logique même du pouvoir clérical, autrement dit, la clé du « système romain » de la communalisation catholique.
« L’autorité sacrale du prêtre a été progressivement enrôlée dans une politique de contrôle des corps. »
Ce « système romain », systématisé et renforcé entre les XVIe et XIXe siècles pour réarmer l’Église contre les menaces majeures – celle du schisme d’abord, celle de la montée des autonomies modernes ensuite - mettant au cause la vision théologico-politique de son propre accomplissement terrestre, repose, en son principe, sur trois piliers. Le premier est l’affirmation du monopole de la vérité chrétienne dont l’institution romaine est seule dépositaire. Le second est la conception impériale et territoriale de la mission qui revient à celle-ci de diffuser la vérité jusqu’aux extrémités de la terre. Le troisième est la remise exclusive au prêtre du pouvoir sacré de dispenser ces biens de salut à l’humanité. De la Réforme protestante à l’installation définitive d’une modernité politique refoulant la religion dans la sphère privée, la logique totalisante de ce système romain n’a cessé d’être mise en cause. La longue trajectoire de la laïcisation des institutions et de la sécularisation des mentalités, la reconnaissance contemporaine du pluralisme et le triomphe de l’individu ont définitivement sapé les structures de plausibilité de ses deux premiers piliers au cœur même des sociétés dans lesquelles le programme d’une règle chrétienne et catholique du monde avait pris corps. Mais cette érosion inéluctable du dispositif d’emprise religieuse, politique et culturelle de l’Église n’a pas fait exploser le système romain : elle a conduit au contraire à en durcir l’armature, à travers le renforcement massif du troisième levier, à savoir la définition sacrale du ministère sacerdotal, elle-même inséparable de la construction hiérarchique et monarchique du pouvoir dans une Église affrontées aux requêtes des autonomies en train de s’affirmer dans le monde.
Certes, bien en amont de ces mutations modernes, la réforme grégorienne du XIe siècle avait déjà accrédité la qualité charismatique de la vocation sacerdotale en alignant la figure du prêtre, désormais assigné au célibat, sur celle du moine. Cette redéfinition ne découplait pas seulement le sacerdoce du service d’une communauté concrète : il faisait du prêtre lui-même un être – forcément mâle – choisi par Dieu, un élu ayant répondu à un « appel » surnaturel. Mais c’est au XVIe siècle que le concile de Trente, en magnifiant le prêtre alter Christus, accomplissant le sacrifice divin sous le regard de fidèles dépourvus de toute participation autre que contemplative à la liturgie, exhaussa spectaculairement le prêtre, entré par son ordination dans un état nouveau et supérieur, et les laïcs placés sous sa gouverne dans la paroisse, établie par le même concile comme le cadre général de la sociabilité catholique. L’emphase portée sur l’« homme du sacrifice » identifié au « Souverain Prêtre » dont il renouvelle le geste n’est pas séparable du renforcement parallèle d’une théologie de la présence réelle, fer de lance, avec l’insistance portée par le sacrement de pénitence, de la riposte catholique à la Réforme protestante. Dans cette séquence historique se mettent en place tous les éléments d’une sacralisation du pouvoir sacerdotal dont les femmes, par définition, sont exclues : un pouvoir que le célibat inscrit, aux yeux des fidèles, dans le corps même du prêtre. De ce pouvoir dépend entièrement leur accès à la vie sacramentaire, mais aussi le contrôle de la conduite morale de leur vie, et notamment de leur vie sexuelle, domaine par excellence de la confrontation entre la grâce et le péché. C’est ce dernier domaine qui va concentrer au XIXe siècle l’essentiel des préoccupations d’une Église confrontée à un monde qui lui échappe.
Contrainte en effet, avec le triomphe de la modernité politique, de replier sa visée d’emprise sur le terrain privé de la famille qui prenait au même moment sa configuration conjugale, bourgeoise et patriarcale, l’Église du XIXe siècle a placé la moralisation de cette cellule familiale, définie comme « cellule d’Église », au cœur même de la mission pastorale du clergé. Au moment où le modèle inédit de la famille conjugale s’imposait de droit dans la société, l’Église lui a offert la légitimation symbolique de la Sainte Famille, réalisation parfaite de la soumission au Dieu-père, de l’absolu de l’abnégation maternelle et de la préservation de la pureté. La fécondité naturelle, témoin de la conformité d’une famille catholique à la loi de l’Église en même temps qu’à la volonté divine, devint l’enjeu central d’une entreprise inédite de disciplinarisation religieuse de la vie sexuelle des laïcs sous le contrôle du clergé, bien au-delà de la dénonciation traditionnelle des péchés de la chair. L’obligation canonique faite aux prêtres d’interroger en confession leurs pénitent(e)s sur la rectitude de leurs comportements sexuels formalisa un droit d’intrusion cléricale dans la vie intime des fidèles, dont l’euphémisation récente et toute relative, sous la pression culturelle de l’affirmation du droit imprescriptible de chacun à son intimité, n’a que très partiellement atténué les traces dans la mémoire catholique.
« La révélation des abus expose au grand jour les contradictions structurelles de la logique cléricale. »
Il est nécessaire, pour prendre la mesure du séisme institutionnel que constitue la découverte en place publique des abus et crimes sexuels commis par des prêtres, de ne pas perdre de vue l’enchaînement historique par lequel l’autorité sacrale du prêtre, indexée en principe sur la seule sacralité des actes sacramentaires qu’il pose, a été progressivement enrôlée dans une politique de contrôle des corps (et spécialement des corps féminins) devenue entre le XIXe et le XXe siècle l’obsession centrale de l’Église. On comprend alors qu’au-delà du scandale découvrant l’indignité des prêtres coupables et la duplicité de l’institution qui a couvert leurs forfaits tout en continuant à soumettre les fidèles au joug d’une norme sexuelle intraitable, la révélation de ces abus expose au grand jour les contradictions structurelles de la logique cléricale qui soutient le système romain tout entier. Cette révélation ne constitue pas seulement un pas de plus dans le processus de la disqualification culturelle, sociale et professionnelle des clercs qui a suivi la trajectoire de la sécularisation et dont témoigne la fonte irrémédiable du nombre des « appelés » au sacerdoce. Elle fait entrer l’appréhension de cette disqualification dans une autre dimension, en rapportant celle-ci non à des évolutions sociétales fatales à l’autorité de l’Église, mais à l’effondrement interne des structures de légitimation du pouvoir religieux, dont la dévaluation culturelle, éthique et même religieuse de l’idéal sacerdotal imposé par l’institution à ses clercs donne aujourd’hui la mesure.
(…) La gravité de l’ébranlement qui atteint aujourd’hui la figure du prêtre héritée du concile de Trente atteint l’institutionnalisé catholique en son principe même. Pour autant, rien ne dessine de façon significative une prise en charge explicite par l’Église de la refonte interne du système clérical qu’appelle cette crise. Au-delà des manifestations de repentance et des procédures de prévention et de réparation imposées, sous des formes et des rythmes divers selon les pays, par la découverte des abus, rien ne semble pouvoir initier une réponse institutionnelle à la hauteur de l’enjeu. La dénonciation du « cléricalisme » comme dérive individuelle de l’idéal sacerdotal, contre laquelle chaque prêtre doit se prémunir, n’y suffira pas. Et l’abandon de la discussion envisagée par le pape François au synode sur l’Amazonie quant à la possibilité d’ordonner des viri probati (1) afin de pallier la pénurie dramatique du clergé dans cette région a donné une indication claire sur la faible marge de manœuvre dont lui-même dispose face aux résistances acharnées suscitées par la simple éventualité d’une redéfinition locale de cet ordre clérical. Et ceci alors même qu’il existe un clergé marié dans les Églises orientales. Toute perspective de réforme par en haut apparaît donc minée par avance, au sein d’une institution obsédée par la peur du schisme. Armure mise en place pour protéger l’Église des menace du monde, le système romain pourrait bien être devenu, pour l’institution, le poison qui la détruit. Si les rapports de force internes à l’Église rendent actuellement improbable l’hypothèse d’une refondation théologique, doctrinale et juridique des principes de la communalisation au sein du monde catholique, il est en revanche vraisemblable que l’effacement démographique annoncé du corps clérical redistribuera nécessairement les modalités concrètes de cette dernière. Les efforts de mobilisation vocationnelle mis en œuvre par de petites sociétés de défense cléricales au sein de l’Église ne redresseront pas la tendance générale : entrée dans sa phase ultime, c’est probablement la « crise du clergé » qui signera elle-même, en fin de compte, la fin du système romain.
Danièle Hervieu-Léger, mise en ligne février 2024
Peintures de Mark Rothko
1- « viri probati » : des hommes d'âges mûrs qui ont fait leur preuve sur le plan chrétien. Retour au texte