Par-delà toute justice
Face à l’injustice du sort
Il n’a pas eu, bonnes gens,
Tout son compte de vie,
Le p’tit gamin du voisin
Qu’on enterre ce matin.
Avec ces mots, le Père Duval (1) chantait pour conjurer l’injustice dont sont victimes des millions de personnes humaines. Tous n’ont-ils pas les mêmes droits à la vie et au bonheur ? Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur certains ? Ne soyons pas de ceux qui prétendent que le malheur est un châtiment de Dieu. Le livre de Job refuse cette lecture de l’histoire humaine. Devant le malheur des innocents, il n’y a pas d’explication : le silence s’impose. Les musulmans s’inclinent devant la volonté de Dieu qui permet ce qu’à vue humaine il faut considérer comme une aberration. La foi chrétienne refuse de croire que Dieu veut la mort, pas même celle du pécheur. « Est-ce la mort du pécheur que je désire : n’est-ce pas plutôt qu’il se détourne de sa conduite et qu’il vive ! » Tels sont les mots que le Prophète Ezéchiel (ch. 18) prête à Dieu, à l’heure où son peuple subissait l’épreuve de l’Exil. Le croyant est invité à reconnaître que l’injustice est une des formes que prend le mal à l’œuvre dans la création. « Heureux les miséricordieux ! Ils obtiendront miséricorde ! (Mat. 6,3) » La miséricorde ne peut se vivre sans combat : Les miséricordieux sont aussi des combattants qui se mettent au service de la justice. Il s’agit de lutter contre le mal : « Heureux les affamés et les assoiffés de la justice ! (Mat 6,6) », « Heureux les persécutés pour la justice ! (Mat. 6,10) ».
« Il n’a pas eu...tout son compte de vie, le p’tit gamin du voisin. » Jésus s’est trouvé devant des situations analogues à celle qu’évoque le Père Duval. Suivi d’une foule nombreuse, il se dirigeait vers une ville de Galilée appelée Naïm (7,11-16). Sur le chemin, il rencontre un groupe conduisant en terre un jeune homme dont la mère était veuve. Jésus, nous dit-on, fut bouleversé par la souffrance de cette femme. « Bouleversé » ? Le mot n’est pas assez fort pour traduire le terme grec. Il fut remué jusqu’aux entrailles. En sa chair il ressent la souffrance de celle qui est injustement frappée. La souffrance des uns épousée par un autre : compassion ! Ainsi commence le temps de la miséricorde. Des chrétiens, au siècle dernier, ont voulu vivre cette dimension évangélique. N’oublions pas la démarche de ces prêtres qui ont voulu partager les souffrances du monde ouvrier éprouvé par les exigences de la productivité industrielle. Il ne suffisait pas à ces hommes d’entendre parler des injustices dont la masse des travailleurs était victime. Ils ont voulu en faire l’épreuve et comprendre charnellement l’épuisement qu’on éprouve lorsqu’on est condamné au rythme des « trois huit », selon l’expression consacrée. Partageant la souffrance d’un monde, ils se reconnaissaient héritiers de Jésus, le Fils de Dieu rencontrant notre condition humaine. En se laissant toucher, remuer, par la misère des travailleurs ils ne cherchaient pas à convertir quiconque ; ils souhaitaient que leur vie prolonge la présence de Jésus dans notre histoire. Rencontrant la veuve de Naïm, le réflexe de Jésus n’était pas de faire des discours mais de partager la souffrance de ceux qu’il rencontrait. L’époque des prêtres du monde ouvrier est aussi celle de Madeleine Delbrel. Cette assistance sociale avait choisi d’exercer sa tâche au milieu des populations ouvrières de la ville d’Ivry. Rejoindre en vérité ces familles souvent éprouvées par la misère, se laisser toucher par ces mamans ayant besoin de secours, était à ses yeux une bonne façon de contempler la présence de son Seigneur. On a coutume d’opposer « action » et « contemplation ». Madeleine Delbrel démolit l’opposition. Le lieu où son action se déploie, le lieu où elle lutte est aussi le lieu où elle sait contempler la lumière de Dieu qui, pour reprendre les mots de Verlaine, « brille comme un brin de paille dans l’étable ».
De l’émotion à l’action
La miséricorde ne s’arrête pas à la compassion. Certes, Jésus est ébranlé par la souffrance d’une mère mais il ne s’enlise pas dans l’émotion qu’il éprouve, il passe à l’action. Il s’agit de faire reculer le mal : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. » Et le mort se dressa sur son séant et se mit à parler. Et il le remit à sa mère. » L’injustice est un mal et il faut en faire reculer les effets. Certes nous ne disposons pas des pouvoirs qu’on reconnaît au Jésus de l’histoire : qui peut ressusciter un mort ? Aux moments où elles se déclenchent, qui peut empêcher les tornades d’engloutir les villes ? Pour être limitées, nos possibilités pourtant ne sont pas vaines. Les prêtres dont nous parlions tout comme Marie Delbrel ne restèrent pas passifs devant la souffrance de ceux dont ils voulaient partager la condition. On a reproché aux prêtres ouvriers leurs engagements syndicaux aux côtés de leurs camarades le plus souvent athées. Pourtant, l’histoire l’a montré, les mouvements syndicaux ont fait grandir la justice sociale. Réjouissons-nous que des hommes d’Eglise aient pu participer à cette croissance. Madeleine Delbrel disait qu’il ne lui suffisait pas d’être touchée par les mamans qu’elle rencontrait. Il lui fallait trouver les moyens pour que paraissent, dans la société, des lois qui protègent toutes les mères.
Aujourd’hui si, par exemple, on ne peut pas grand-chose contre les tempêtes et les catastrophes météorologiques, du moins pouvons-nous prévoir une politique de l’habitat qui prenne les devants et qui mette à l’abri les populations courant le plus grand risque. Ce sont les plus pauvres qui sont les plus exposés. Le Pape François, à l’écoute des experts de notre temps, nous invite à respecter l’environnement. Il est une façon de respecter la création de Dieu qui nous permet d’espérer que nous donnerons aux générations qui viennent une planète où, par-delà la peur, les hommes sauront inventer la joie de vivre. Nous avons à aimer cette création avec autant de tendresse que François d’Assise : « Laudato si ». C’est faire preuve de miséricorde que de veiller à ce que notre planète demeure le beau cadeau que Dieu veut faire dès aujourd’hui aux hommes et aux femmes de demain.
La compassion pour les victimes des cataclysmes est grande lorsque les écrans de Télévision nous montrent la détresse des familles. On n’hésite pas, dans ces moments, à envoyer un chèque pour les aider. Cette solidarité ne sera vraiment « miséricorde » qu’à partir du moment où nous modifierons notre comportement pour contribuer à sauver la création de Dieu.
Venus d’Afrique, d’Asie, du Proche-Orient, des familles entières tentent de franchir les portes de nos pays européens. Lorsque nous les découvrons sur les trottoirs des villes, sans abri, il nous arrive de les aider. On connaît des groupes de réfugiés syriens à qui la population a tendu fraternellement la main pour qu’ils sortent de la misère. Et pourtant nombreux sont ceux qui refusent leur entrée sur le territoire. Des hommes, des femmes, des enfants sombrent dans les eaux de la Méditerranée pour échapper à la faim, ils quittent leur pays pour échapper à la violence de troupes cruelles. On préfère se boucher les yeux et suivre les leaders politiques qui promettent de fermer les frontières et de chasser les intrus. Cet aveuglement politique est une insulte à la justice : il refuse à des milliers de personnes d’user du droit que leur reconnaît la Charte des Droits de l’Homme. Chaque personne humaine a le droit de choisir la terre où elle désire résider. Mépriser ce droit est une insulte à la miséricorde.
La justice et l’amour
Il est juste de respecter les droits de chacun. Mais la justice n’est-elle pas un obstacle à l’amour ? Lorsqu’un tribunal libère ou condamne un prévenu, il est censé protéger la loi ; il se doit de faire abstraction de tout préjugé affectif. Mais la « miséricorde » n’est pas enfermée dans la justice : elle suppose l’amour. N’y a-t-il pas contradiction entre deux univers ? Celui de la justice est impersonnel. Il implique des lois (« dura lex sed lex ») ; il suppose tout un appareil et tout un ensemble purement administratif. L’amour, au contraire, implique des sentiments entre de personnes humaines. Ceux qui s’aiment partagent les chagrins et les peines les uns des autres et les uns pour les autres ils sont pleins de tendresse. Loin de se référer à un code législatif, ils inventent un langage neuf. La justice peut absoudre ou condamner selon les cas mais, à en croire St Paul (1 Cor. 13,6), « l’amour excuse tout ».
Comment justice et amour peuvent-il se conjuguer pour qu’advienne la miséricorde ?
Reconnaissons que l’Evangile tout entier est pris à l’intérieur de ce paradoxe. On peut relire, à ce propos, la parabole du riche et du pauvre Lazare (Luc 16, 19-31). Entre l’un et l’autre, une barrière est fermée. Entre l’un et l’autre la communication est impossible : on peut se tourner vers le pauvre puisqu’il a un nom (Lazare). Mais le riche est anonyme, on ne peut l’appeler. Lazare est exclu, ravalé au rang des bêtes, sans autre compagnie que les chiens qui viennent lécher ses plaies, l’autre, comme tous les notables de ce temps est revêtu de pourpre et de lin fin. En réalité n’ont-ils pas l’un et l’autre les mêmes droits ? La justice distributive exige que l’équilibre soit rétabli. Le Dieu d’Abraham est un Dieu juste ; « la colère gronde, la colère du bon Dieu ! » : ainsi chante, avec raison, le Père Duval devant la mort d’un gamin. En l’occurrence la colère de Dieu se manifeste en retournant la situation. Le riche et Lazare étaient séparés par un portail ; par-delà la mort, un « grand abîme » est fixé entre eux : la communication est plus que jamais impossible : « Tu as reçu tes biens pendant ta vie et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé et toi tu es tourmenté. » C’est juste !
Comment cette condamnation sans appel (2) est-elle compatible avec la miséricorde ? Remarquons que la justice, en la circonstance, n’est pas la justice évangélique : elle est la justice purement humaine qui condamne et le lieu de tourments où se trouve le riche est celui dont parlent les païens contemporains de Jésus : l’Hadès. Celui qui juge n’est pas encore le Dieu de Jésus mais Abraham qui renvoie au passé : « Ils ont Moïse et les prophètes. » Plusieurs détails nous empêchent de nous arrêter à cette condamnation et nous renvoient à l’instant où justice est faite pour le monde entier. La scène qu’on nous décrit précède le moment où Jésus, le Fils du Père, entrera dans sa Passion. Jésus rejoint tous les hommes, le pauvre comme Lazare ou le riche impardonnable. A ce propos il n’est peut-être pas artificiel de voir que Jésus comme le riche se tournent l’un et l’autre à la recherche d’un père. « Envoie Lazare dans la maison de mon père. » Cette demande est adressée à celui en qui le condamné voudrait reconnaître un père : « Père Abraham » dit-il. En réalité aucune paternité n’est plus possible à celui qui est condamné pour l’éternité. Ce point où se creuse l’abîme séparant le riche du reste de l’humanité, ce point où tout pardon s’avère impossible est celui où Jésus rejoint le monde entier. Lui aussi est à la recherche d’un père :« Père que ce calice s’éloigne de moi ! » ... « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus prend la place du pécheur ; il se fait péché lui-même comme le dit St Paul. Il est à la fois le juge et le coupable. Sa mort est à la fois condamnation et franchissement de l’abîme d’où peut surgir une parole qui absout : « Père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font » ; la loi de son peuple le condamne : « Nous avons une loi et d’après cette loi il doit mourir » !. Mais sa mort est le cadeau que Dieu fait : le voici livré « pour la multitude ». Elle franchit l’abîme qui sépare le juste et le pécheur comme le pécheur et Dieu. Elle ouvre la communion du pécheur et du saint. « Le péché, nous sommes tous dedans, les uns pour en souffrir les autres pour en jouir mais en fin de compte c’est le même pain que nous mangeons au bord de la même fontaine, le même dégoût. » Bernanos.
Ecartelés entre la justice et l’amour
« Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde. »
Comment vivre dans la miséricorde ? A coup sûr être miséricordieux consiste à se soumettre aux lois qui font la morale de nos contemporains : ce sont ces lois qui font justice et appellent la condamnation. Ce sont ces lois qui nous permettent d’être membres d’une société et de rejoindre notre entourage : nous partageons le même langage et la même culture. A ce propos on peut s’interroger sur le comportement du chrétien. Lorsque la loi change dans un pays, le chrétien peut-il condamner ses compatriotes ? L’Eglise a-t-elle raison d’exclure ceux que la société admet ? Songeons aux divorcés remariés, aux homosexuels vivant en couple, aux femmes acculées à avorter. Certes, il est permis à l’Eglise de faire des lois pour ses membres qui distinguent les chrétiens dans la société mais est-il possible aux chrétiens de critiquer, dans un pays, ceux dont le comportement est accepté par la justice des hommes ? L’amour rend proche de ceux qui sont au loin, comment peut-il rejeter au loin ceux qui, malgré leur condition, se veulent membres du Corps du Christ ? Mon voisin doit rester mon frère. Faut-il écarter de la communion ecclésiale ceux dont le comportement, permis par la société, contredit la morale chrétienne ? Question délicate. La miséricorde dépasse la condamnation, elle libère les hommes de la mauvaise conscience. « L’amour excuse tout » : les paroles de St Paul demeurent d’actualité.
L’amour est la seconde condition pour vivre en femmes et en hommes miséricordieux. L’amour est un commandement, le premier et le seul commandement : « Tu aimeras... je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres. » Ces hommes, dans la société dont l’histoire nous fait les contemporains, nous avons à les aimer d’un amour qui n’est pas théorique mais charnel. Les prêtres ouvriers, en un temps qui n’est pas si loin, ont voulu épouser la condition des travailleurs de façon concrète, faisant dans leur chair l’expérience de la souffrance du mineur ou de l’enfer dont vivaient les lamineurs dans les forges du Creusot. Madeleine Delbrel également, cassant toutes les barrières idéologiques séparant les chrétiens et le monde marxiste des années 50, a voulu partager le sort des familles dans la ville la plus marquée par le Parti Communiste, Ivry sur Seine.
Ecartelés entre la justice et l’amour le chrétien se doit de combattre, là où il est, pour humaniser la justice et pour qu’ainsi la dureté des lois fasse place à la tendresse. Il faut être reconnaissant à l’égard de tous ceux qui ont lutté pour que soit abolie la peine de mort et pour que le travail dans les usines soit de moins en moins aliénant. Il faut continuer à rejoindre ceux qui souffrent de la faim et de la soif, à accueillir les étrangers, même s’ils viennent d’un pays musulman, à donner des vêtements à ceux qui ne peuvent se protéger du froid, à visiter les prisonniers et les malades (Cf. Mat 25, 31-46). La miséricorde déclenche la compassion et la compassion conduit au combat pour que, dans nos pays, on puisse deviner ce dont Jésus parle lorsqu’il prononce l’expression « Royaume de Dieu ».
Michel Jondot
Vitraux de la cathédrale de Troyes
Le fils prodigue
1) Le Père Aymé Duval était un jésuite, poète et chanteur. Cet ami de Brassens composait la musique et les paroles des poèmes qu’il chantait, armé de sa guitare, dans les bars au cours des années 50. Son œuvre, à cette époque, connut un large succès. /
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2) Derrida, un philosophe athée, réfléchissant sur le pardon prétend que celui n’est possible que dans l’impardonnable :
Ce pur pardon n'en appelle à aucune institution, socialité ou instance universalisante, pas même au langage. Si, entre deux personnes, il n'y a pas d'accord sur le sens des mots, si rien de commun ne permet de s'entendre, alors on pourrait penser que le pardon est impossible. Mais justement, il n'est concevable que dans l'élément de cet impardonnable. C'est parce que l'altérité est irréductible, c'est parce que les deux singularités ne peuvent pas s'identifier l'une à l'autre, que cette chose improbable peut se produire : un pardon qui n'a jamais été ni appelé, ni demandé, ni négocié, un pardon qui ne guérit pas. (Derridex, article « Pardon »)
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