Le Pape François, au cours de son homélie pour la Fête Dieu (6 juin 2021), interrogea les chrétiens :
« Demandons-nous ceci : quand approche quelqu’un qui est blessé, qui s’est trompé, qui a un parcours de vie différent, l’Église, cette Église, est-elle une grande salle pour l’accueillir et le conduire à la joie de la rencontre avec le Christ ? L’Eucharistie veut nourrir ceux qui sont fatigués et affamés sur le chemin, ne l’oublions pas ! L’Église des parfaits et des purs est une salle où il n’y a de place pour personne ; l’Église aux portes ouvertes, qui fait la fête autour du Christ, est par contre une grande salle où tout le monde – tous, justes et pécheurs - peut entrer. »
Comment ne pas être profondément d'accord avec le Pape François ? Mais également comment ne pas constater que ses paroles demeurent, pour la hiérarchie catholique, de l'ordre du principe et non des faits. Si tel n'est pas le cas, pourquoi interdit-elle la communion aux divorcés remariés, aux femmes qui ont avorté, aux homosexuels qui sont mariés, etc. ? Sont-ils moins « fatigués ou affamés » que les autres ? Au cours de son dernier repas, lors de la première Cène, Jésus savait que Judas allait le livrer. Il lui a donné la communion (ou lui a lavé les pieds dans saint Jean) en connaissance de cause et alors qu’aucun des autres apôtres n'avait soupçonné la trahison de Judas. Les quatre évangélistes ont trouvé bon de nous le faire savoir. Jésus ne voulait-il pas signifier, d'une part, que nul parmi nous ne sait ce qui anime le cœur d'un homme ou d'une femme et que personne n'a le droit de courir le risque d'éliminer quelqu’un de la communion ? D'autre part, lui qui connait le cœur des hommes, a décidé délibérément de donner la communion (ou de laver les pieds) à son pire ennemi. « C’est un exemple que je vous ai donné afin qu’à votre tour vous vous laviez les pieds les uns les autres », dit-il après avoir lavé les pieds aussi de Judas. Selon la loi nouvelle, qui dépasse toute loi, son Église ne doit-elle pas continuer à donner Dieu même à ceux qu’elle considère comme des « hors-la-loi » ? L'eucharistie signifie étymologiquement « action de grâce ». La grâce - le don de Dieu, libre, gratuit et sans limite - excède toute loi : Jésus le manifeste en donnant la communion à Judas.
Nul groupe humain ne peut vivre sans loi sauf à sombrer dans la confusion. Dans l’Église catholique, il est convenu que c’est à la hiérarchie d’avoir le dernier mot sur les lois qui conviennent. On peut se battre pour qu’elle écoute davantage le peuple. On peut, par exemple, combattre pour qu’elle renonce à la loi d’un presbytérat uniquement masculin ou encore contre telle forme du rite eucharistique. Le combat est alors porté dans l’ordre de la loi.
Cependant le fait de refuser à la hiérarchie le droit de décider qui peut ou non communier est d’un autre ordre. C’est proclamer que le légalisme a des limites. L’Eucharistie est l’acte où DOIT s’inscrire le DEPASSEMENT DE TOUTE LOI ou encore LA LOI NOUVELLE qui va jusqu’à l’amour des ennemis. C’est ce que Jésus accomplit en donnant la communion à Judas. Demander à la hiérarchie d’autoriser les divorcés remariés à communier c’est lui reconnaître un droit qu’elle n’a pas. C’est aller dans le sens d’un légalisme, d’un autoritarisme que par ailleurs on veut combattre.
La hiérarchie a le droit et le devoir de sanctionner, voire d’exclure du clergé, un prêtre auteur de pédocriminalité. Nous sommes dans l'ordre des lois qu'elle doit promulguer et faire respecter pour le bien du peuple. Mais elle n'a pas le droit d'interdire la communion à ce prêtre : le fait de décider qui communie ou non n'est pas en son pouvoir car ce n'est pas de l'ordre des lois. Saint Paul écrit aux Corinthiens sur le fait de "manger le pain et boire la coupe du Seigneur" dignement ou indignement : "Que chacun donc s'éprouve soi-même" (1Co 11,28). À chacun de voir s'il communie ou non, en sachant que de toute façon nul n'en est digne et que ce n’est pas une affaire de dignité mais de désir.
Il existe deux lieux où les baptisés peuvent porter le combat pour que change une situation dans l’Église : l’un est de l’ordre des lois et l’autre porte sur les limites à poser au légalisme. Il s’agit de ne pas se tromper de combat sinon on alimente à ce qu’on veut combattre. Jésus, en donnant la communion à Judas, inscrit au cœur de l’eucharistie que les apôtres et leurs successeurs n’ont pas TOUT pouvoir. Et puisque, selon la hiérarchie, il n’y a pas d’Église sans Eucharistie, refuser que la hiérarchie légifère sur la communion eucharistique c’est, à la suite de Jésus, « renverser les puissants de leurs trônes » au cœur même de l’Église. Combat non violent par excellence mais hautement subversif, de la subversion que nous propose l'Évangile. Se situer soi-même sur le fait de communier ou non et inciter les autres baptisés à le faire n’est-ce pas la condition et la possibilité pour les disciples de Jésus-Christ de vivre dans "la liberté des enfants de Dieu" en sortant dès maintenant de l'esclavage de la Loi ?
Christine Fontaine, 9 juin 2021