L‘imprévisible était prévu
J'en vins donc à prévoir que Dieu reviendrait, mais en des fureurs si noires que ce salut passerait pour un cataclysme aux yeux de ceux qui n'en seraient pas habités, et que personne ou presque ne le reconnaîtrait, pas même ses porteurs. J'y crus. Il ne me restait plus qu'à l’annoncer. Je l'écrivis çà et là en 1966, 67, 68 dans le Nouvel Observateur. Voici quelques phrases entre autres :
« Espérons l’événement, la convulsion salutaire, préparons-la ! Je dirai bientôt ce qui l’annonce. »
« Je crois que la révolte est fille de l'Esprit et si elle devait se produire sous forme convulsive et confuse, tout vaut mieux que cette euphorie, ce néant et ce ronron au rabais. »
« Ou je suis à contretemps, à tous les sens de ce mot, ou il faut tout reprendre à zéro. » (…)
« Il faut réinventer toute pensée du monde. Aucun système en vogue ne tient. » (…)
Et le 24 avril 68 encore : « Il faut tout repenser à neuf. »
Et le 30 : « Rêver, mais éveillé. Tout plutôt que dormir. »
Qu'on m'excuse si je précise qu'en dehors du fameux article de Pierre Viansson-Ponté dans le Monde, « La France s'ennuie », c'était un son qu'on n'entendait nulle part dans la presse et dans la politique française... On souriait çà et là de mes vaticinations... (…)
Une résistance spirituelle
Je n'entrai pas dans Mai, puisque j'y étais déjà. Et je savais que l'Esprit ne serait pas déchiffré par ses témoins en souffrance, en travail si l'on veut, qui s'intitulaient « enragés ». Sur un seul point je m'étais trompé quelque peu : ce fut moins convulsif et bientôt plus radieux que je ne l'avais annoncé. Au fond je ne devais pas pouvoir supporter ce monde dans lequel, sans mon mal, j'aurais pu prospérer. A peine lus, parcourus, les journaux à la gare de Lyon, je me précipitai au Nouvel Observateur où j'écrivis en quelques minutes cinq pages, dont voici le début :
« Une nouvelle résistance fait irruption aujourd'hui à Nanterre et à la Sorbonne. Je dis bien résistance, l'oppresseur étant notre monde. »
« A l'heure où commencent les convulsions que j'annonce avec une sorte d'espoir depuis des années, il serait beau de faire devant ce déchaînement la bouche en cul de poule du moraliste ! Croyait-on que la Mort de l'Homme se passerait entre le Seuil et Minuit, je parle des éditions, en discours ou métadiscours néo-platoniques ? En vérité, là où je suis surpris, seulement là, c'est que je n'osais croire que l'Esprit refoulé reviendrait si tôt exercer les ravages de sa vengeance en des colères sans plans et sans plates-formes, en des fureurs saintes sans dogmes, en transes où se mélangent les restes du réveil et de l'agonie. »
« Ne dites pas : ‘Ils sont malades’. Ayons indulgence. Guérissez-les. »
Cette vérité partielle est une imposture cosmique. Bien sûr ils sont malades, comme tous ceux à qui quelque chose manque, et ce sont eux d'abord qu'ils ne supportent pas. Mais ce sont eux entrant ou sur le point d'entrer dans l'univers d’hommes, si je puis dire, que vous leur faites. Ayant réalisé enfin l'abîme de votre néant, juste avant d'y tomber ou en début de chute ils battent des bras dans le vide. Comme le vide c'est vous, vous recevez quelques coups.
« Enfin... ! Oh oui, enfin... ! Et mille fois tant mieux... !
Mai me confirma Dieu.
Depuis je n'ai plus douté.
« J’ai vu l’Esprit dans la rue »
Et maintenant je témoigne… J'avais imaginé que les victimes-complices de notre aliénation, soudain n'en pouvant plus, passeraient d'un sens à l'autre de l'expression « hors de soi ». J'avais imaginé que la « délivrance de l'âme captive » serait d'autant plus dure que sa prison n'était autre qu'elle-même, ou plutôt le « moi », le « nous » » et surtout le « on », bref l’homme. J'envisageai de furieux conflits internes. Or il en fut ainsi et pas tout à fait ainsi. Ce fut plus beau, plus pur, plus heureux. J'ai vu l'Esprit dans la rue, au vent et sur les visages et dans l'arc du sourcil des filles, comme après l’amour, en mieux. J'ai senti et décrit le fond de l'air — le fond de tout, puisque tout était dans l’air. J'ai vu et j'ai reconnu. Je témoigne et l'on est bien forcé de me croire. Ma chance fut sans doute que je n'eus pas de contact, au début, avec les dirigeants idéologiques des émeutes, mais avec la masse, garçons et filles inconnus.
C'était infiniment plus grave que les chahuts. Ils ne savaient ce qui arrivait en eux et ce sont eux qui ont presque tout fait. Le 2 mai, les enragés de Nanterre, soixante-dix environ, qui avaient envahi la cour de la Sorbonne, furent tous embarqués dans des paniers à salade aux ouvertures étroites et hautes. Et entre ces cloisons, comme tambourinant, ils entendirent des bruits d'émeute. Alors ils se regardèrent avec stupeur et se dirent : « Qui peut bien faire l'émeute puisque les émeutiers c'est nous ? » C'étaient soudain tous les autres, n'importe qui, la traînée de poudre, les autres qui croyaient défendre des droits ou des solidarités universitaires et portaient tout à coup l'universalité, tous et chacun, redevenus hommes contre le siècle. Car l'indéchiffrable fut tout de même entrevu… En face, chez le pouvoir, stupeur et bientôt panique étranges, ridicules par leur peu de rapport avec leur objet, comme s'ils avaient vu l'Ange... Le sol se déroba... Certains hommes, parmi les plus inattendus, comprirent des choses...
Tout cela n'était pas encore la fin du monde, mais à la fin du monde il y aura un peu de cela... On s'aima, on se purifia, on s'allégea, d'autant qu'il y eut dans Paris une zone libérée, une clairière, où l'on se découvrit sans fards, sans carapaces de carrosseries, sans vapeurs d'essence. On y glissait comme dérivent les continents... On disait : « le bonheur » et on écrivait en même temps « merde au bonheur », ce qui fait un mystère clair et cohérent... Rien d'explicitement chrétien en tout cela, et je m'y attendais bien, et les chrétiens ne comprirent qu'à demi — sauf ce prédicateur de la télévision, le Révérend Père Gonzague Motte, qui s'écriait, au fort de la lutte : « L'homme ne cesse de contredire et de refouler l'énergie de l'Esprit qui, vivant et brimé, se décharge en violence. Paradoxalement, c'est donc cet Esprit même qui, par l'ignorance qu'on en a, devient la source des angoisses et des convulsions. C'est notre nature qui ne nous supporte plus. »
« On prenait la parole comme on avait pris la Bastille »
Mais je ne me souciais d'aucune interprétation. Faute de Dieu on trouvait au moins des poètes, ou des poèmes. Je ne dirai pas les plus connus.
Mais deux jeunes filles de ces rues, des dactylos, m'écrivirent en septembre, l'une : « Aux devantures des libraires des livres aux couvertures multicolores prétendent raconter nos journées : elles étaient noires et blanches. » Et l’autre, sur une nuit de barricades : « Il faisait très noir, on avait très peur, on s'aimait. » La sexualité déborda, innocente. Des dons, sans possession, parfois de charité. Souvent de pures partouzes, j’atteste. On voulait tout, on était tout, dans l'indistinction du rêve, avec la seule déchirure de la lumière. J'ai pu écrire que nous étions un peu infinis.
Comme il ne s'agissait que de tout, c'était simple. Un jour, à la Fac de Droit, devant quatre mille étudiants aux froissements électriques, je fus interpellé : « Que pensez-vous de la réforme universitaire ? »... Il y eut un frisson d'attente malicieuse. Je pris peur : des commissions contestataires l'élaboraient de partout, cette réforme, et je n'y connaissais rien. Mais je pressentais aussi que ce n'était pas la question. Allais-je le leur dire, sous peine d'expulsion — car cet amphi était plein d'idéologues ? Le silence durait. Certains ricanaient déjà. Alors je refusai la démagogie, pris mon courage et leur lançai, à tous risques : « L’Université, je m'en fous ! » Cinq minutes au moins de cris et trépignements de joie répondirent. Ainsi communiquais-je, alors que je ne l'avais pas tellement prévu. Et certes, j'aurais dû tenir la partie du psychanalyste ou de l'accoucheur socratique, pour les aider à tout découvrir par eux-mêmes, les délivrer de leur délivrance. Mais je n'y pensais pas. Je vivais.
On ne saura jamais ce que fut, aussi, cette paix... Un mot surtout fut lavé : la vie. Comme s'ils n'avaient pas vécu, et c'était vrai... « Changer la vie », bien sûr, c'est connu. C'est même passé depuis au parti socialiste ! Mais plus simplement, sur les murs : « La vie... », « Plutôt la vie ! », « Tu vivras, tu vivras… » : inscriptions des Catacombes... Révolution française où les biens nationaux avaient fait place aux biens absolus. On exigeait d'exister, sans prétention, chacun et tous, comme au nom du droit des âmes. « C'est tout de même pas prétentiard, d'être là », s'écriait quelqu'un au Quartier. Et un costaud en cuir à deux étudiants frêles, un peu plus bas sur le boulevard Saint-Michel : « Mais expliquez-moi tout, les gars, je suis un gros cégétiste aliéné. »
Les corps jeunes avaient des agilités spirituelles — ainsi lorsque le vent vous prend par la taille comme un brin d'herbe. Il est vrai qu'on ne dormait guère et qu'on mangeait peu, ce temps-là. Et on parlait, enfin. Quelqu'un l'a dit mieux que moi : « On prenait la parole comme on avait pris la Bastille. » Le dernier des derniers avait son mot à dire. « Une palabre permanente se répandait comme le feu, immense thérapeutique nourrie de ce qu'elle délivrait, contagieuse avant toute ordonnance et tout diagnostic. »
C'était la fin des porte-parole, des speakers, des répondeurs automatiques et des hôtesses. Les pronoms redevenaient personnels, souvent les phrases. J'écrivais : « Des trésors, des trésors que j'oublie à mesure à cause de la sorte de respect que j'en ai, qui m'interdit de jouer moi-même au journaliste... Soudain frappe la note du vrai. On se secoue, d'abord surpris ! Mais non... C'est vrai. Et cela n'a jamais été dit avant et pourtant on le reconnaît. Une phrase fusante a révélé une réalité qui attendait, ou peut-être n'attendait plus. On ne peut pas crier au vol, comme un metteur en scène au théâtre : « C'est ça, c'est ça ! Gardez ça ! » C'est déjà perdu. Mais ce fut.
(…) Oui, une Pentecôte de l'Église invisible. Il y eut un grand vent et les portes claquèrent. Feu de Dieu, comme on dit, dont nous fûmes marqués. Grêle de grâces. J'ai vu quatre inscriptions murales, éloignées les unes des autres, tracées de mains différentes : « J'ai quelque chose à dire », « J'ai quelque chose à dire, mais je ne sais pas quoi », « Je n'ai rien à dire », « Je suis un con » : évidemment la même, au fond, en substance. C'était cela, l'individu absolu. Je l'ai vu. Et je dis que ma vision est vraie, à l'exclusion de toute autre, et pour une raison bien simple : comment peut-on donner à la fracture d'un monde une interprétation tirée de ce monde ?
Au reste je me ressouviens comme j'étais calme... Je n'ai jamais été si calme qu'en ce temps-là... J'ai pu conclure assez tôt, dès le 4 juin, bien avant la fin des combats : « En tout cas, de l'irréversible, il y en a. La suite de cet irréversible est imprévisible. Le politiser ? Difficile. Le policer ? Impossible. Le réprimer ? Il resurgira. C'est l'an zéro d'on ne sait quoi. Je pense au récit biblique de « Samuel ! Samuel ! » où Dieu est reconnu comme tel par l’enfant, mais seulement à son quatrième appel. Samuel avait d'abord cru, par trois fois, que c'était le grand prêtre de la chambre voisine — traduisons aujourd'hui quelque pontife ou doctrine — qui l'appelait... Or, c'était Dieu même.
Maurice Clavel Ce que je crois ; Grasset
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