Un vent de démocratie souffle comme jamais depuis la fin de l'empire ottoman
dans le monde arabe.
Tous les peuples sont concernés, ce qui montre déjà,
au-delà de grands clivages, qu'ils partagent une même espérance. La
toute récente intervention américano-française en Libye peut soulager des
populations, mais, si elle tourne mal, se répercuter dangereusement
sur le mouvement qui semblait irréversible.
Bien sûr, depuis des décennies, il y avait eu des prémices de révoltes. Des
conflits sociaux, même des émeutes de la faim, au Maroc et en Tunisie. Et
partout ailleurs, des mouvements de protestation contre les "dictateurs"
ou les pouvoirs autoritaires, même si cela était soigneusement tu ou
ignoré à l'étranger. "Françafrique" oblige. Il y avait aussi, souvent confondu,
à tort, avec la bataille démocratique, un "réveil islamique", qui exprimait
des frustrations, mais montrait une violence et une intolérance religieuse
insupportables. Cela dérangeait les régimes en place, en Algérie -qui
connut une décennie de guerre civile, à la fin du dernier siècle- , en Égypte
ou même en Jordanie. Des visées identitaires ou séparatistes au Soudan,
ce dernier pays venant de se scinder, au Yémen, qui risque de faire de
même alors qu'il a été récemment réunifié, et Bahreïn, où la majorité chiite
est exclue.
Il y a aussi les régimes autoritaires, comme la Syrie, la Tunisie, l'Égypte
encore, Oman. Et aussi l'Irak de Sadam Hussein, dont le régime a été
balayé par une invasion étrangère, américano-britannique, ce qui a mené
le pays à l'abîme, avec près d'un million de morts selon la seule enquête
minutieuse, celle du magazine britannique Lancet. La moitié du million
de chrétiens sont en exil. La démocratie ne s'impose pas par la force.
Et la démocratie à l'occidentale, aussi sacrée qu'elle soit pour nous, n'est
pas transposable telle quelle. La preuve: des élections ont bien lieu en
Irak. Mais les partis représentent des communautés, non des idées.
Quelle croisade!
Tunisie, Egypte... Algérie
Mais en décembre tout a changé. Les évocations des splendeurs ommeyades
ou abbassides, le rejet de l'Occident, non plus que les émules d' Al-Qaïda
ne sont à l'ordre du jour.
Tout est parti très vite. Personne, non personne, ne s'y attendait, en tout
cas aussi vite, aussi fort.
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune marchand de rue de
Sidi Bouzid, à 260 km au sud-ouest de Tunis proteste parce que la police
de Ben Ali lui confisque violemment sa marchandise. Humilié, désespéré,
il s'immole. Il meurt le 4 janvier 2011, plus de 5.000 personnes assistent,
révoltées, à ses obsèques.
C'est de début du "printemps arabe". Ce sont surtout des jeunes qui
manifestent dans tout le pays, pour la liberté de la presse, une justice
indépendante, l'égalité dans l'enseignement, le logement, l'emploi
la justice sociale. Des revendications justes, normales, universelles. Et en
Occident, un débat, abject, se fait sur le thème de l'adaptabilité des
peuples arabes à la démocratie! Les internautes tunisiens prennent des
risques insensés. La répression est impitoyable, et du 8 au 10, plus de 50
manifestants sont tués, notamment à Kasserine (centre-ouest), à
Regueb, près de Sidi Bouzid. Ben Ali dénonce les "terroristes". Mais
voyons... Il promet vaguement des emplois. Mais les révoltés ne veulent
plus du dictateur qui prend lâchement la fuite en Arabie
saoudite, le 14 janvier. Son Premier ministre Mohammad Ghanouchi
croit pouvoir diriger une transition facile. Il est balayé. Mais, si la plupart
des hommes ont changé, la bataille démocratique n'est pas achevée,
en particulier sur le plan social.
Déjà, l'Égypte -l'Algérie aussi, toujours en éveil, à un moindre niveau- s'était
levée.
Mais les affaires tournèrent très mal pour Moubarak le 25 janvier,
après cinq immolations, une arme suicidaire terrible, qui n'est pas
sans rappeler la grève de la faim de Bobby Sands en 1981.
Là encore tout va très vite. Le pouvoir fait semblant de ne rien voir,
promet des réformes -tiens, pourquoi n'y avait-il pas pensé avant?-, et
réprime, réprime. Le 1er février, après une semaine sanglante, un
million de personnes, des musulmans, mais aussi des chrétiens qui
fraternisent, se retrouvent, pleins d'espoir place Tahrir, lieu
emblématique de la révolution. Après le massacre de l'Église des
Deux Saints à Alexandrie la nuit du nouvel an, un espoir d'apaisement
entre musulmans et Coptes se fit jour. Vite déçu par de nouvelles
violences quelques semaines après.
Le 11 février, Moubarak -et son fils Gamal, à qui la succession était
promise- doit à son tour démissionner. Mais il reste au pays, à Charm el-Sheikh.
La rue a chassé "ses" dictateurs. Les milliards d'euros volés
au peuple sont, pour une grande part bloqués ou restitués. La parole s'est
libérée. L'option islamiste, celle-là même qui justifiait le
soutien inconditionnel des Occidentaux, notamment les
États-Unis et la France à Ben Ali et Moubarak, est, provisoirement
du moins, écartée.
Mais il n'est pas sûr encore, hélas que les révolutions tunisienne et libyenne
ne soient un jour confisquées. Il manque les cadres, et les options claires
des nouveaux dirigeants, ou des anciens -l'Égypte et dirigée par...l'ancien
ministre de la Défense, populaire certes, mais longtemps serviteur de
Moubarak. La vraie démocratie, dans des contextes religieux et culturels
distincts des nôtres reste à préciser, sinon à inventer.
Yémen, Bahreïn et Libye
Si la Syrie et la Jordanie sont également touchées, trois pays sont
happés par le mouvement.
Au Yémen, le 27 janvier, ds milliers de manifestants réclament le départ
du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 32 ans.
Comme Ben Ali et Moubarak, il promet des réformes sociales et
politiques. La contestation prend de l'ampleur, et le 18, la police tue 52
personnes. Saleh limoge son gouvernement, des militaires font défection.
La colère de la population, souvent misérable, ne faiblit pas.
Dans la monarchie du Golfe de Bahreïn, les
chiites, majoritaires et souvent exploités par le pouvoir sunnite, se
rebellent. Tout démarre le 14 février. Les manifestants, très durement
réprimés, -des dizaines de morts en un mois- avec intervention de
l'armée saoudienne au mépris de tout droit international, ont surtout
des revendications sociales.
Mais ils réclament, rassemblés place de la Perle, qui fait revivre les
événements de la place Tahrir, aussi, soit une monarchie constitutionnelle,
soit une République. Las! L'enjeu, au goût de pétrole, est trop important.
Ils ne reçoivent aucun soutien...sinon de l'Iran par "solidarité
chiite". Fin mars, la révolte continue, jusqu'ici impuissante.
Mais c'est surtout la Libye, pays du Maghreb, et de pétrole aussi,
où le colonel Mouammar Kadhafi, "bête noire" de l'Occident, est au
pouvoir depuis 1969 que le danger apparait le plus grave. Car
l'intervention franco-américaine, commencée
le 19 mars avec un mandat de l'ONU, mais sans le soutien de l'Allemagne,
la Chine, l'Inde, le Brésil et l'Union africaine -excusez du peu-, et vite
critiquée par la Ligue arabe, change totalement la situation.
Les protestations avaient commencé le 15 février, à Benghazi, -plus de 1.000 km
à l'est de Tripoli- devenu le fief des révoltés.
Les rebelles ont peu à peu pris une grande partie du territoire, et
l'opinion occidentale s'émeut, à juste titre, demandant une intervention
réclamée par les rebelles, parce que la répression est féroce et que Kadhafi,
dans plusieurs discours, n'envisage pas une seconde de quitter le pouvoir
et promet un bain de sang dont il rend responsable à l'avance "Al-Qaïda"
et les Occidentaux....
Depuis l'opération occidentale, l'aviation libyenne est clouée au sol. La "zone
d'exclusion aérienne" demandée par l'ONU est réalité. Mais
il y a risque de combats terrestres, d'opérations kamikazes ou d'action
des pro-Kadhafi en Europe.... Or le mandat de l'ONU exclut une action terrestre.
L'Italie, qui avait conquis la Libye en 1911, il y a très exactement un siècle,
prend ses distances. Elle se sent coupable d'un passé pas si lointain.
Comme tous, les chrétiens sont partagés sur cette action. La paix civile bien sûr;
elle est indispensable. La fin d'une terrible, scandaleuse répression, c'est absolument
nécessaire. Il est bon que l'ONU décide de protéger les populations. Mais tant de
questions se posent: une solution "africaine" n'était-elle pas possible? Le remède ne
sera-t-il pas pire que le mal? Quid des pays africains que Kadhafi aidait dans la
construction de routes et d'hôpitaux, ce Kadhafi qui finançait tous les mouvements
anti-apartheid quand les Occidentaux soutenaient le régime d'apartheid? Kadhafi est
peut-être "fou". L'était-il quand M. Sarkozy l'a reçu avec un faste inouï fin 2007?
Pourquoi la Libye et pas Bahreïn, les motivations, par
exemple d'un président français, inspiré par un écrivain aux indignation sélectives,
Bernard Henri Levy, et qui pense qu'une guerre pourrait l'aider à se faire réélire,
sont-elles claires?
Les conséquences de l'engagement ont-elles été évaluées? A ces questions, aucune
réponse qui tienne jusqu'ici.
Les Palestiniens, toujours oubliés!
Parmi les 22 pays de la Ligue arabe, il y a la Palestine. Pourtant, ce n'est pas un état
reconnu, en tout cas il n'a à l'ONU qu'un siège d'observateur. Les Palestiniens,
musulmans et chrétiens ont en majorité pris la route de l'exode en 1948, 1967, et
depuis. Ils sont toujours, de facto occupés. Israël, pourtant créé par l'ONU, peut
violer toutes les résolutions sans être le moins du monde inquiété. La France de Guy
Mollet lui a donné l'arme nucléaire. Et l'actuel Premier ministre,
Benjamin Netanyhahu, entend poursuivre la colonisation, tandis que Gaza, tenue par
le Hamas et la Cisjordanie, dépendant de l'Autorité palestinienne, sont désunis
politiquement. Ils peuvent être amers les Palestiniens! Le Conseil national de Transition
a été reconnu par la France quelques jours après sa création. Il a fallu plus de 20 ans
pour que la France reconnaisse l'OLP! Et qui oserait parler de "zone d'exclusion
aérienne" protégeant les civils de Gaza? Quelques heures après les bombardements
israéliens qui ont fait 400 morts, surtout des civils selon l'ONU, dans cette vile-prison,
la ministre israélienne des Affaires étrangères Tzipi Livni a été reçue, hilare, à l'Élysée,
force bises à l'appui, par M. Sarkozy.
Bien sûr, Israël présenté comme le seul État démocratique de la région -il l'est,
mais seulement pour ses citoyens, non pour des millions de légitimes habitants
interdits de retour- se réjouit de ces révoltes, qui montrent crûment la vraie
nature de certains régimes arabes. Il apparait
comme un pôle de stabilité, de liberté. Et, ouf, l'Égypte s'est engagée à respecter
le Traité de paix signé en 1979! C'était la seule chose qui comptait aux yeux de
Tel Aviv, Washington et Paris.
Pourtant, les Palestiniens ont droit aussi à la démocratie. Mais manifester contre qui?
Contre Mahmoud Abbas? Il est peut-être corrompu, mais sa marge de manoeuvre est
infime devant la puissance israélienne. Le moindre écart, et il sera comme Arafat confiné
à la Moqqata. Promis à la mort certaine. Le droit des Palestiniens, totalement
oubliés dans cette affaire par les grands médias, -comme s'ils vivaient en démocratie!!-
est aussi inaliénable que celui des Israéliens et des autres peuples arabes.
Ce printemps arabe est magnifique. Mais nous, chrétiens, devons agir pour qu'il
n'écarte personne, pas les Bahreïnis, pas les Yéménites, pas les Palestiniens-
agir pour que la la nouvelle guerre de Libye s'arrête au plus vite. Après, aux
peuples de prendre leurs responsabilités. Mais celle de ce qu'on appelle
parfois trop facilement "la communauté internationale" est aussi immense. Les
résolutions de l'ONU doivent être appliquées de façon équitable, et non seulement
selon les amitiés et humeurs changeantes de certains dirigeants.
La démocratie, disait Marc Sangnier, c'est le plus haut degré de conscience et
de responsabilité du citoyen. La conquête de la démocratie par les peuples
arabes relève de leur conscience et de leur responsabilité. Mais aussi de la
nôtre, tant les puissances occidentales se sont ingérées, depuis près
de deux siècles dans les affaires de ces pays, en les colonisant ou en
s'accaparant leurs richesses.
Jean-Michel Cadiot
le 28 mars 2011
Sculptures de Pierre de Grauw