Le regard d’un évêque
Mgr Henri Teissier
Une situation politique troublée
On connaît le contexte. Le 26 décembre 1991 le corps électoral algérien avait été convoqué pour des élections législatives. Le parti FLN, jusque-là dominant, avait préparé une loi électorale qui donnait tous les sièges, dans chaque circonscription, au parti qui avait obtenu la majorité. Le FLN pensait ainsi obtenir la plus large représentation. Ce fut l’inverse qui se produisit. Dans la plupart des circonscriptions, en dehors de la Kabylie, le peuple votait pour les candidats du F.I.S. Le lendemain des élections, le 27 décembre, le Général Belkheir, alors ministre de l’intérieur, annonçait, donc, que le F.I.S. avait obtenu, dès le premier tour, 188 sièges. Il n‘en restait que 15 au F.L.N et 25 au F.F.S. Les responsables du F.I.S. (Front Islamiste du Salut), dès le sur-lendemain, annonçaient que les citoyens algériens allaient avoir à changer de comportement vestimentaire, alimentaire et de forme de loisirs. Une partie de la population prenait peur des conséquences prévisibles de ce vote sur leur vie quotidienne. Le F.F.S, les syndicats et les forces libérales organisaient une très grande manifestation qui vit défiler près d’un million de personnes sur les avenues du port. L’armée réagissait, à son tour. Le 11 janvier le Président Chadli démissionnait et un « Haut comité d’Etat » était formé avec cinq personnalités algériennes présidées par Mohamed Boudiaf, un ancien membre du groupe de militants qui avaient décidé l’insurrection du premier novembre 1954. Ali Haroun, ancien chef de la wilaya 7 (FLN de France), avait été le chercher au Maroc, où il s’était réfugié l’année qui avait suivi l’indépendance. Le F.I.S était dissous le 4 mars 1992, accusé, en particulier, d’avoir mené des attaques armées contre l‘ANP dans le Sud Est de l’Algérie, en novembre, avant même les élections. Beaucoup de ses militants furent internés dans des camps, dans le sud de l’Algérie. Une résistance armée se développait alors, qui entraina une lutte violente contre les forces de l‘ordre, puis, plus tard, contre la population algérienne elle-même.
L’Eglise mise à rude épreuve
La communauté chrétienne, comme toute la nation, allait se trouver prise dans ces affrontements qui dureront dans leur forme extrême jusqu’en 1999. Quand la crise dite de la « décennie noire » a commencé la plupart des familles chrétiennes étrangères sont reparties en Europe. Ne sont restés en Algérie que les étudiants ou migrants sub-sahariens, les prêtres, les religieux et religieuses et quelques volontaires laïcs. Fin octobre 1993, une employée du consulat de France, enlevée avec son mari et un collègue, était relâchée près de la Maison diocésaine qui est le centre de la communauté chrétienne dans le val d’Hydra, à El-Biar. Ses ravisseurs lui avaient remis une lettre destinée à l’ambassadeur de France et dans laquelle le responsable de l’époque du G.I.A. déclarait, qu’à partir du Ier décembre 1993, tous les étrangers qui resteraient en Algérie seraient éliminés. Et de fait dans les premiers jours de décembre 1993 plusieurs étrangers de diverses nationalités étaient assassinés, notamment dans la région d’Alger. Le premier massacre d’un groupe d’européens, explicitement visés parce que chrétiens, fut commis, le 14 décembre 1993, par un détachement du G.I.A., contre des ouvriers croates qui participaient à l’installation d’une canalisation entre la vallée de la Chiffa et le barrage de Bou Medfaa, à quelques km en dessous du monastère de Tibhirine. C’est au cours de l’année 1994 qu’allaient être commis les premiers assassinats de religieux ou religieuses de notre Eglise catholique d’Algérie. Les attaques dont furent victimes nos communautés ont commencé le 8 mai 1994 à la bibliothèque de lycéens que le diocèse gère rue Ben Cheneb, à la kasbah. Dans ce lieu 1000 jeunes, garçons et filles du secondaire, utilisaient cette bibliothèque. 95 % des livres qu’ils prenaient étaient en arabe, ce qui prouve bien que nous les aidions à se situer dans leur propre culture. Les deux premières victimes ont été tuées le 8 mai 1994, le Fr. mariste Henri Vergès et la petite sœur de l’Assomption, Paul Hélène Saint Raymond. Le lendemain le bulletin du G.I.A se félicitait « de la politique de liquidation des juifs, des chrétiens et des mécréants de la terre musulmane d’Algérie. Une brigade du G.I.A a tué deux croisés qui avaient passé de longues années à propager le mal en Algérie ».
Lors de la seconde attaque visant l’Eglise, le 23 octobre, sur le porche de la chapelle de Bab el Oued, ce sont deux religieuses augustines espagnoles, les sœurs Esther et Caridad, qui ont été victimes de la violence au moment même où elles allaient assister à la messe du dimanche. Deux mois après les PP. Dieulangard, Chevillard, Deckers et Chessel, quatre Pères blancs, furent victimes de la troisième attaque, le 27 décembre 1994, assassinés dans leur maison de Tizi Ouzou. L’attaque suivante, le 3 septembre 1995, devait frapper à mort deux religieuses de Notre Dame des Apôtres, les sœurs Bibiane et Marie Angèle qui revenaient de la messe dans leur quartier et approchaient de la maison où elles animaient un centre de couture de l’APC de Belcourt. Deux mois après, le 10 novembre 1995, la Petite Sœur Odette Prévost était assassinée devant sa maison alors qu’elle attendait une amie qui devait la conduire à la messe dans la chapelle de Kouba. Enfin dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, ce seront les sept moines trappistes du monastère de Tibhirine à 7 km de Médéa et à 90 km au sud-ouest d’Alger qui seront enlevés et dont la mort fut annoncée le 21 mai. D’autres informations plus récentes, affirment qu’ils auraient été tués, en fait, dès la fin avril. L’assassinat de Mgr Pierre Claverie à Oran avec son chauffeur Mohamed Bouchikhi, le 1e Août de cette même année, allait représenter la dernière victime de ces dix-neuf assassinats ayant atteint notre communauté chrétienne pendant ces années 1994, 1995 et 1996.
Une Eglise invitée au pardon
Ces violences contre notre communauté ont suscité notre réflexion, d’étape en étape. Il ne peut être question ici d’évoquer toutes ces étapes. Je proposerai donc de rejoindre l’une des expressions de notre questionnement commun, en reproduisant la méditation de Sr Lourdés l’une des sœurs espagnoles dont la communauté fut frappée par l’assassinat de deux de ses membres. « C’est à partir de l’assassinat de Henri Vergès et de Paul Hélène que nous avons pris conscience que la menace était bien là et que nous aussi nous pouvions être touchés. Pour nous et pour toute l’Eglise d’Algérie et surtout d’Alger ce fut le temps d’une profonde démarche spirituelle, tant au niveau personnel, qu’au niveau communautaire et en Eglise. Nous, en ces moments, nous ne voulions pas mourir, mais il nous fallait continuer notre travail, nos rencontres. Il nous fallait nous déplacer, nous prenions chaque jour le risque...Tous les jours en partant au travail, nous laissions nos papiers, nos passeports sur le lit, car nous ne savions pas si nous reviendrions chez nous en vie… »
« Dans notre travail quotidien, entourés de nos collègues algériens et algériennes nous les entendions dire, malgré le désarroi dans lequel nous nous trouvions, que, devant la violence, notre présence parmi eux leur redonnait force et espoir. Car chaque jour nous apprenions qu’il y avait des personnes proches qui avaient été victimes, touchés par la violence et nous rendions grâce de nous trouver encore vivants, de pouvoir vivre ce moment d’offrande, de partage, de présence à l’autre, encore plus belle, de découvrir ce que Dieu voulait de nous. C’était chaque jour un moment très fort de demande de pardon, pour nous et pour ceux qui faisaient du mal, là où la violence était quotidienne… Pourquoi tant de morts, toutes ces atrocités apparemment inutiles… C’était ainsi que nous vivions notre solidarité avec le peuple algérien avec lequel nous partagions la souffrance, l’angoisse, le risque d’être tué à tout moment, l’incompréhension de ces horreurs, de cette situation qui nous dépassait… dans un désir profond de paix, d’un retour de l’espoir des lendemains… Comment abandonner nos amis, nos travaux, - je travaillais à l’hôpital de Ben Aknoun où nous recevions beaucoup de blessés. Ils ont même ouvert au sein de l’hôpital une unité spéciale pour prendre en charge les policiers blessés pour les soigner. Personne ne voulait aller travailler dans cette nouvelle unité, car on avait peur, il y avait beaucoup d’intégristes, dans le service d’en face… La crainte qui régnait était que si on les soignait, nous risquions notre vie à notre tour… en raison du climat de vengeance qui régnait. Moi je me suis proposé pour l’ouverture de cette Unité, et c’est comme cela que j’ai pu encourager les autres collègues de l’hôpital de Ben Aknoun à venir travailler dans cette Unité où les agents de sécurité étaient soignés.
Nous-mêmes, comme notre Eglise, nous voulions à tout prix, rester avec ce peuple dans ces moments difficiles de persécution, de terreur. C’était un appel à rester pour être solidaires… et dans cette démarche nous cheminions jour après jour… Après les vacances d’été nous sommes toutes revenues, malgré la peur de nos familles et de nos sœurs... On ne pouvait pas se permettre d‘abandonner un peuple dans la souffrance. Tous nous faisions partie de ce peuple et nous l’aimions... ».
Cette méditation de la sœur Lourdès est très proche de bien des témoignages qui nous ont été donnés par nos autres frères et sœurs, victimes de la violence. On connaît la finale du Testament du Frère Christian qui s’adresse à celui-là même dont il aura été la victime : « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui pour toi aussi, je le veux ce « merci », cet A-Dieu, en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver larron heureux, en paradis, s’il plait à Dieu, notre Père à tous deux. Amen. » Le petit frère mariste Henri Vergès avait aussi écrit quelques jours avant d’être assassiné : « Dans nos relations quotidiennes, prenons ouvertement le parti de l’amour, du pardon, de la communion, contre la haine, la vengeance et la violence » (lettre du 4 février 1994 au Fr. Christian de Tibhirine).
Alger, 24 février 2017
Henri Teissier, Archevêque émérite d'Alger