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Une lecture de Charles Péguy
Boutros Hallaq

Charles Péguy est mort il y a 110 ans. Il avait 40 ans. Son œuvre ne laisse pas indifférent on l’aime ou on se détourne. Notre ami Boutros Hallaq a lu Péguy passionnément Il constate que certains textes sont d’une grande actualité et peuvent nous être très utiles pour tenter de comprendre le monde tel qu’il est. Il nous propose trois articles que nous publierons lors de nos trois prochaines parutions. Il souhaiterait susciter chez certains le désir de lire cette œuvre si singulière et si féconde.

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1- Un théologien du dehors de l’Église


2- L’Argent comme unique maître


3- Une remontée de sève, L’Espérance

Troisième partie :
Une remontée de Sève, l'Espérance

Boutros Hallaq écrit : « Loin d’être un pis-aller ou une voie de sagesse, l’Espérance fut, pour Charles Péguy, l’accomplissement de l’idéal poursuivi depuis le début, grâce à la transfiguration de la solidarité en charité. » (1).

Par-delà le désespoir

Le travail acharné auquel se livra Péguy pendant ces quelques années constitue un corpus philosophique exceptionnel dans l’analyse de la modernité. Si celui-ci n’eut aucun impact sur le rapport des forces, il le plongea dans une crise personnelle sans précédent qui, en se résorbant dans la lumière du Golgotha, servit à purifier en l’approfondissant son engagement premier, la solidarité. En effet, le constat fait dès 1904 de l’échec sans appel de son projet s’accompagne de difficultés économiques, relationnelles et affectives qui provoquent des 1906 un amenuisement progressif de l’espérance qui, à son paroxysme en 1908, le mène au bord de la neurasthénie. ”Surtout, dira-t-il, un grand épuisement d’Espérance, de la force première de toutes, la plus forte de toute, peut-être la seule forte”. Crise concomitante avec un désir entravé de rapprochement avec l’Église et une passion dévorante pour une jeune collaboratrice agrégée d’anglais, Béatrice Alexandre, passion contre laquelle il luttera jusqu’au bout dans la fidélité à son épouse.

Et puis… un jour, retournement mystérieux suite à la lecture de la passion dans l’Évangile de Matthieu : la révélation de la croix comme ultime et suprême preuve de la puissance de l’amour, Dieu en s’incarnant fait irruption dans le présent de l’homme charnel, qui est son seul lieu de liberté. Ainsi, ”sous le dogme de l’incarnation, se dissimule un concept capital, le plus important de toute l’histoire (Clio dixit !), qui engendre l’éternel par le temporel, qui met Dieu dans la dépendance des humains”, commente B. Latour. C’est là que s’éclaire pour lui la grandeur de l’homme dans la misère – et il y est -, lieu organique d’une possible union avec le Christ souffrant. C’est là enfin que se trouve fondé au plus profond de l’homme la priorité absolue de l’engagement temporel qui, au-delà de la solidarité enracinée au cœur de son action, le renvoie maintenant à la ‘communion’, à cette charité qui englobe les générations et les peuples ; bref à l’Espérance, désormais son maitre-mot.

Et - miracle de la grâce et de l’amour ! - son style se transforme pour battre de concert avec son cœur ainsi recréé : les sources de la poésie explosent, toujours conjoignant le charnel et l’éternel. A Béatrice Alexandre, il lançait en effet : ”Vous avez fait jaillir en moi les sources de la poésie”. Et si cette passion ”éternellement temporelle”, même empêchée, participait de cette grandiose révélation de la crucifixion, pour faire éclater en lui les sources de la grâce, accessible de préférence - pourquoi pas ? - par la voie de la poésie  ? Débat que nous laisserons à d’autres, avec la lourde charge de nous éclairer sur cette poésie originale à tous égards, avec son style sans pareil, entre parole et écriture, doté d’un ‘ton’ singulier, répétitif comme la respiration toujours nouvelle qu’il utilise comme ‘machine de guerre contre les ritournelles’

L’Espérance, comme antidote à toute « habitude »

Terrassé par une triple défaite à lui infligée par le monde moderne (corruption de la métaphysique par le mythe du progrès, de l’église par la richesse et de la classe ouvrière par la bourgeoisie), Péguy reçoit la grâce de retrouver, au-delà du jaillissement initial qu’il a connu dans son enfance, la faculté de croître et de se renouveler en puisant dans ses sources les plus anciennes et les plus cachées, en Dieu, tant il est vrai que ”les choses extrêmement neuves sont également les plus anciennes”. Il est gratifié de l’Espérance, comme antidote à toute ”habitude“, cette vertu théologale qu’il ne cessera de célébrer. Toute impatience écarté et colère bue, refondant son ancien contrat de solidarité avec le peuple dans sa source originelle, la charité, il se met au service de ces amis aveuglés par la modernité pour leur proposer la voie qu’il vient de découvrir.

Ce faisant, il retrouve en plus pure la solidarité, moteur de tous ses combats. N’a-t-il pas rompu avec l’église à cause du scandale de l’enfer qu’il perçoit comme étant ”ce qui nous est le plus étranger en elle, est le plus odieux, le plus barbare, […], cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation, cet étrange renforcement de tout par l’éternité ” ? N’est-ce pas la solidarité qui préside à sa première profession d’athéisme en réaction à l’appel au boycott des grévistes de Carmaux lancé par le clergé ? N’est-ce pas elle qui préside à sa ‘conversion’ au socialisme, seul chemin vers l’établissement de la Cité socialiste qui ”seule peut déplacer la cité de Dieu” ? puis l’a poussé à s’engager corps et âme dans la défense de la cause du Capitaine Dreyfus, début espéré pour la réalisation de la Cité socialiste, ”terre promise pour toute l’humanité ?”.

N’est-ce pas sur cette solidarité enfin qu’il a parié son engagement philosophique, préférant aux honneurs d’une carrière prestigieuse cette folle entreprise de solidarité pure, appelée les Cahiers ? Alors, si, loin d’être un pis-aller ou une voie de sagesse, l’Espérance fut l’accomplissement de l’idéal poursuivi depuis le début, grâce à la transfiguration de la solidarité en charité, il peut tranquillement affirmer : ”Il n’y a dans notre carrière, dans notre vie aucun point de rebroussement […] C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de chrétienté. Nous ne l’avons pas retrouvée en revenant, nous l’avons trouvé au bout” ?

D’ailleurs, il lie sa découverte de l’espérance à son acceptation, enfin sereine, de l’âge qui avance, puisque ”la mémoire et le vieillissement est le royaume même de Dieu”, étant entendu qu’une ”vie qui s’approfondit devient toujours plus, essentiellement, vie. Un être qui s’approfondit devient toujours plus, essentiellement, être. Soi-même”. Et comme pour preuve, il découvre au fond de sa mémoire que ”la métaphysique des curés [de son enfance] a pris possession de [son être] à une profondeur que les curés eux-mêmes se seraient bien gardés de soupçonner”, car ”là était notre cœur, et notre mémoire, et notre enracinement le plus profond. Là était notre souvenir sacré”

Boutros Hallaq, mise en ligne octobre 2024

1- Cette troisième partie s’appuie en particulier sur Charles Péguy, Porche du mystère de la deuxième vertu, Pléiade œuvres poétiques P.625 / Retour au texte