Vivre humainement ne va pas de soi
Qu’est-ce que mourir aux yeux du chrétien ?
Peut-on formuler cette question sans en même temps en poser une autre : « qu’est-ce que vivre en humanité » ?
On ne pourrait considérer comme vivant l’homme ou la femme qui resterait absolument enfermé dans une caverne loin de toute relation et de tout langage. On connaît cette histoire qui a donné lieu à un film de François Truffaut voici quelques dizaines d’années. On ne pouvait dire de « l’enfant sauvage », trouvé au fond des bois où il avait été abandonné à la naissance, qu’il était vraiment humain. Il a fallu tenter de le faire entrer dans les échanges et le langage pour l’arracher à l’animalité pure. Vivre humainement, en effet, consiste à être tourné vers autrui, à entendre ses appels, à lui formuler nos attentes. Vivre humainement consiste à laisser le désir tisser des relations et ainsi forger une société, une civilisation à l’intérieur desquelles se déploient nos existences.
Autrement dit, vivre humainement ne va pas de soi. Il suppose l’engagement des sujets. Vivre humainement implique un consentement aux relations qui composent la société. Quand on répond à l’appel d’autrui se constitue un réseau de relations entre personnes qui s’allient en fonction d’objectifs communs : une façon de vivre ensemble à promouvoir, un nouveau pouvoir politique à instaurer, une société à organiser, une famille à construire, un bâtiment à édifier, une pensée à diffuser, au minimum, pour parler comme Voltaire, « un jardin à cultiver » grâce à la pioche que le voisin forgeron aura procurée.
Refuser cet engagement est un retrait non seulement de la société humaine mais un effacement du corps. Ce dernier s’étiole et s’efface s’il sort des relations où le désir nous tourne les uns vers les autres. Hannah Arendt a su décrire la déshumanisation de ces déportés voués au four crématoire et qui, ayant échappé au pire, étaient comme vidés d’eux-mêmes, ayant perdu leur visage. Exclu des relations où l’on s’ouvre les uns par rapport aux autres, le corps sombre peu à peu dans le néant. Le corps est marqué par les engagements de la personne et la silhouette de l’intellectuel européen ne ressemble pas à celle du fellah égyptien qui fait face, selon les saisons, au soleil ou au vent et au froid, à la pénurie ou à l’abondance de la récolte. Il est impressionnant de contempler les rides sur le visage d’un vieillard et d’y déchiffrer les traces d’une existence qui n’a pas fui les appels de la vie.
Faire reculer la mort
Qu’est-ce que vivre en humanité ? Vivre revient à consentir au désir qui nous tourne les uns vers les autres pour nous orienter sur un objectif à atteindre. Ce consentement est un refus de la mort. Arrêtons le mouvement du corps humain et la vie se retirera. Qu’est-ce que mourir ? C’est ce que nous écartons lorsque nous avons le « courage de vivre ». Certes, la mort viendra et chacun, un jour, retirera son épingle du jeu. Reste le désir qui demeure vivant par-delà notre disparition. Il a commencé avant nous chez ceux qui nous ont précédés ; il intrigue le poète qui s’interroge sur « les secrets que charrie/ Dans leurs veines le flux incessant de la vie ». Il continue après nous, entraînant l’histoire qui continue sans nous. Qu’est-ce que vivre en humanité ? C’est entrer dans un jeu que nous n’avons pas inventé, auquel nous ne pouvons échapper et qui consiste à faire reculer la mort. C’est être pris dans le jeu de la vie et de la mort.
On peut admirer le courage nécessaire pour consentir à ce jeu. Cela suffit-il pour apaiser la morsure que, chrétiens, nous ressentons lorsqu’un être cher disparaît ? Cela suffit-il pour que, regardant l’avenir qui l’attend, le chrétien voie venir dans l’indifférence l’instant de sa propre mort ?
« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » (Pascal). Cette parole d’un grand croyant laisse deviner la réponse.
" Alors Jésus pleura ! "
Quelle que soit sa foi, le chrétien est blessé par la mort. « C’est un ennemi qui a fait cela » : telle est la réponse, dans une parabole de Jésus, du maître de la ferme apprenant qu’on a semé de l’ivraie avec le bon grain dans son champ. La vie est bonne comme le blé ; la mort est un fruit de méchanceté comme la mauvaise herbe semée par malice ou vengeance. Si la vie a quelque intérêt c’est précisément dans la mesure où elle repousse « le dernier acte » pour que grandisse l’espoir des moissons.
Oui, ne cessons de le répéter, aux yeux d’un chrétien, la mort est inacceptable. Elle doit pourtant être vécue dans la foi. Il est bon de relire, à ce propos, le texte de la Résurrection de Lazare (Jean 11, 43). Ce dernier était un ami très cher du charpentier de Nazareth. Jésus aimait s’arrêter chez lui et ses deux sœurs, Marthe et Marie ; il y bavardait avec eux et partageait leur repas. Lorsqu’ayant appris sa mort, Jésus se rend à son tombeau, il ne peut retenir son chagrin : « Alors Jésus pleura ». Sa douleur est telle que les témoins de la scène prennent conscience du lien qui les unissait : « Voyez comme il l’aimait » dit-on autour de lui.
Qu’un homme de cœur comme Jésus ait du chagrin devant la mort d’un ami n’est pas étonnant. Qu’un disciple de Jésus, à la suite de son maître, ne puisse contenir sa douleur n’est pas manque de foi mais marque de cette humanité que Jésus, Verbe de Dieu, est venu épouser. On connaît les mots de François de Sales éclatant en sanglots devant la mort de son père : « Je suis tant homme que rien plus » constate-t-il. La phrase peut convenir à Jésus devant le tombeau de cet ami particulièrement cher.
« Alors Jésus pleura. » Certes, ces paroles confirment l’humanité de Jésus. Elles ne laissent pourtant pas d’étonner. Lorsque, rejoignant ses amies en deuil, il arrive à Béthanie où se trouve le tombeau du défunt, rencontrant Marthe, l’une des deux sœurs en deuil, il lui dit : « Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ? ».
Cette phrase ne contredit elle pas le fait qu’il constatera que la mort a bel et bien fait son œuvre et qu’à lui, Jésus, ne restent plus que les larmes ? Si Jésus sait qu’il va ressusciter Lazare, pourquoi pleure-t-il devant le tombeau ?
A propos de la résurrection du défunt, de son retour à la vie quotidienne, dissipons un malentendu. Qu’importe que dans les faits Lazare soit ou non revenu à une vie mortelle. L’important n’est pas, pour l’Evangéliste, de présenter Jésus comme un thaumaturge extraordinaire qui veut en mettre plein la vue à ses adversaires pour les convaincre de croire. Ce qui importe est le texte que l’Evangile compose et qu’il nous faut déchiffrer.
Jésus s’écria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! » Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage était enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le et laissez-le aller. »
« Les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage était enveloppé d’un suaire. » On est étonné que ce tableau n’ait pas inspiré Rouault. Devant la silhouette de cet homme paralysé, muet et incapable du moindre mouvement, on a la figure de l’homme voué au néant. Par anticipation on devine la figure du condamné à l’issue de l’entretien avec Pilate au Prétoire et livré, roué de coups, aux regards de la foule : « Ecce homo ! »
L'ennemi est vaincu
L’homme vaincu par la mort, c’est chacun de nous. C’est aussi Jésus lui-même. S’il est vrai que vivre consiste à rejoindre autrui pour faire société en se laissant emporter dans un même désir, on saisit le message de Jean lors de la mort de Lazare. S’il existe, dans l’histoire, un homme dont le désir de rejoindre autrui ne peut s’arrêter, c’est bien Jésus, la parole du Père ; on comprend alors les mots qu’il prononce en arrivant à Béthanie : « Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ? » Qu’est-ce que croire sinon entrer dans le désir de Jésus lui-même ? Certes la mort a conduit Jésus, lui aussi, au fond d’un tombeau. Les forces de la mort, affirment les croyants n’ont pourtant pas éteint en lui le désir de rejoindre le Père qu’Il a appelé jusqu’à son dernier souffle sur la croix. Au matin de Pâques, les femmes trouvèrent le tombeau vide et bientôt les disciples de Jésus découvrirent que l’ennemi était vaincu. Jésus, un jour, avait dit : « Lazare, viens dehors ! et le mort sortit. » A Jérusalem, à en croire le témoignage des Evangiles, une voix avait appelé Jésus à sortir. Ceux qui étaient un jour entrés dans son désir, ceux qui avaient cru en lui se reconnaissaient invités à le rejoindre et à relancer un monde nouveau où, par-delà la mort, la communion humaine – d’aucuns diraient l’entretien – pourrait repartir de plus belle. « Déliez-le et laissez-le aller. » Face au jeu de la vie et de la mort, celui qui entre dans la foi de Jésus reçoit le témoignage de ceux qui l’ont suivi et retrouvé par-delà la mort.
L'horizon de l'espérance
A l’intérieur du jeu de la mort et de la vie, se lève une communauté singulière qui, au nom de Jésus, redouble d’énergie pour faire reculer la mort. « Déliez-le et laissez le aller » : tel est l’appel auquel les chrétiens, membres de l’Eglise, sont invités à répondre devant chaque personne écrasée par le sort et menacée par la mort. Blessé par l’ennemi, chaque membre, comme Jésus à Béthanie et lors de sa Passion à Jérusalem, continue à être touché. Mais au cœur de ce qui paraît une défaite, ils affirment la victoire de l’amour et de la vie ; ils témoignent à leur tour, au cœur de leur souffrance, d’un monde autre où la communion entre tous est telle que, selon eux, rien ne pourra la briser tant est fort le désir de Jésus qui oriente vers le Père ceux qui croient en Lui. En même temps qu’ils affirment le lien à autrui que la mort ne peut briser, autrement dit en même temps qu’ils annoncent les forces de l’amour, les hommes et les femmes de foi ouvrent l’horizon de l’Espérance.
A affirmer ainsi une victoire de la foi sur la mort, ne court-on pas le risque de l’illusion ? Ne risque-t-on pas de se mettre hors du jeu de la vie et de la mort ? Un homme spirituel, le Père Valensin se posait la question et la résolvait en ces termes :
Si, par impossible, à mon lit de mort, il m’était manifesté avec une évidence parfaite que je me suis trompé, qu’il n’y a pas de survie, que même il n’y a pas de Dieu, je ne regretterais pas de l’avoir cru ; je penserais que je me suis honoré en le croyant, que si l’univers est quelque chose d’idiot et de méprisable, c’est tant pis pour lui, que le tort n’est pas en moi, d’avoir pensé que Dieu est, mais en Dieu, de n’être pas. (Auguste Valensin - AUTOUR DE MA FOI. Aubier 1948).
Michel Jondot, 30 mars 2022
Peinture d'Emil Nold