Que sera le monde occidental et que sera l’Église à l’horizon des années 2050 ? Nul n’est prophète, mais néanmoins, on ne peut décemment imaginer un retour à des églises pleines et à un clergé abondant. Faut-il d’ailleurs le désirer ? Tout indique que, vraisemblablement, en Occident, l’affaiblissement du christianisme voire son effondrement selon les critères statistiques classiques se poursuivront ainsi que l’évanescence, dans le champ public, des institutions ecclésiales et du clergé. On va, plus que probablement, vers un christianisme minoritaire de conviction et de libre adhésion nourri par des relations personnelles plus que soutenu par des structures.
Quelles attitudes prendre, quelles dispositions adopter dans cet univers culturel où la foi chrétienne ne fait plus partie, tant s’en faut, des croyances et des appétences ? Nous voudrions ici proposer une voie, parmi d’autres, qui pourrait aider nos contemporains à en découvrir, à nouveau, de manière inattendue, la pertinence, le désir et même, disons-le, le plaisir. Cette voie prend son départ dans la considération sur le plan anthropologique de l’expérience de la grâce que tous et toutes connaissent peu ou prou. (…)
La grâce au cœur de l’humain
Pour mesurer l’importance et l’extension de la grâce dans nos vies, procédons à une analyse du mot « grâce » et de ses dérivés. Le mot « grâce » trouve son étymon dans le terme latin « gratia » (2). Il désigne, selon le dictionnaire Littré, « ce qui plaît dans les attitudes, les manières, les discours ». Cette notion de plaisir est fondamentalement attachée au mot « grâce » et se retrouve, par exemple, dans les termes « gré », « agréable » et « agrément » qui lui sont étymologiquement apparentés. L’expression « grâce à… » est devenue dans la langue une préposition qui nomme le chemin par lequel on reçoit ou on obtient quelque chose gracieusement, comme une faveur donnée, sans l’avoir soi-même produite. (…) Le terme « gratuité » qualifie cet échange de biens ou de services avec autrui, en liberté, sans obligation de payer. Le mot « gré », quant à lui, désigne ce qui plaît, ce qui est agréable à la volonté. (…) « Gracier » signifie pardonner. (…) « Agréable » désigne ce qui est plaisant ou qualifie la personne qui donne du plaisir ou du bonheur. (…) « Gracieux » veut dire « gratuit » dans l’expression « à titre gracieux ». « Gracieux » désigne aussi ce qui est joli, élégant, charmant. (…) Le terme « gracile », enfin signifie ce qui est mince et délicat, un peu faible et fragile, sans force, vulnérable.
Le mot « grâce » et ses dérivés que nous venons d’énumérer désignent sémantiquement une qualité de relation ou, pourrait-on dire, un style de vie que l’on peut qualifier de gracieux et, à la fois, de précieux. (…) La grâce, comme la langue en parle, apparaît, en définitive, comme une modalité de relation réciproque libre, gratuite, luxueuse, plaisante, libérante.
Ces considérations à partir de la langue donnent à penser sur le plan anthropologique. (…) Marcel Mauss, dans son ouvrage classique Essai sur le don (3) , a mis en lumière la priorité et la primauté du don dans l’existence. Il souligne que la modalité première et primordiale des relations sociales n’est pas le marché mais le don. Dans les sociétés primitives, avant l’apparition du commerce, avant le troc, les biens s’échangeaient sous la modalité du donner/recevoir/rendre. C’est là le fondement du lien social, ce qui fait la société. Cette économie du don, en fait, subsiste et demeure première et fondatrice dans les sociétés marchandes elles-mêmes, au sein des relations familiales, amicales, dans le bénévolat, dans les services sociaux.
L’échange de cadeaux est un autre exemple typique de la relation de grâce. (…) Dans cet échange, on affirme le don, mais un don qui ne pèse pas, qui ne fait pas de l’autre un obligé. (…) Il y a du bonheur à donner et à recevoir par grâce. C’est un échange en liberté, pour le bonheur, pour la joie. (…) Ainsi donc, on peut tenir que le don – ou la grâce – crée le lien social ; il s’y trouve un fondement. On devient quelqu’un pour quelqu’un à partir du moment où il y a du don. Le don est la matrice de notre vie. (…) L’expérience de la grâce ou du don est capitale pour notre propos. On sait, en effet, par expérience, combien il importe pour tout être humain d’avoir durablement dans sa vie au moins une personne dont il a l’assurance d’en être toujours accueilli, aimé, sans condition, sans devoir payer. Une telle relation de grâce, empreinte d’inconditionnalité, est éprouvée comme gratifiante, agréable. Elle est cause de bonheur et de joie. Elle s’éprouve comme puissance de vie ; elle détrône la violence, maintient debout et relève.
La grâce de Dieu
L’expérience de la grâce dont la langue, nous venons de le voir, reflète les multiples facettes, est une expérience commune qui a sa cohérence commune et son autonomie sur le plan anthropologique. Pourtant, dès que l’on parle de grâce, qu’on le sache ou non, on met en œuvre dans le discours des notions qui, primitivement, sont d’origine religieuse. Ne dit-on pas d’ailleurs, spontanément, dans le langage courant : « à la grâce de Dieu » ? La grâce est un don, mais nul, parmi les humains, n’est à l’origine du don. Le don nous précède tous, individuellement et collectivement. La vie irrémédiablement est reçue. Dès lors, dans toutes les cultures et traditions humaines, le regard se lève vers l’instance donatrice première, mystérieuse, nommée ou non, de qui nous tenons la vie.
(…) C’est cette irruption de grâce, dès l’origine et dans l’histoire, que le christianisme rend présente. Il est, de part en part, la révélation de ce mystère et la participation à ce mystère. Il invite à entrer dans un espace de relations avec Dieu et avec autrui où se joignent tous les traits de la grâce évoqués plus haut : la gratuité, le plaisir, la liberté, la beauté, le bonheur, la douceur à l’opposé de toute violence.
(…) L’évangile nous parle de l’abondance et même de la surabondance de la grâce de Dieu, jusqu’à l’extrême. On est ici dans l’ordre de l’excès. (…) « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3,16). C’est sans doute là la chose la plus difficile à croire pour les chrétiens : croire en l’amour de Dieu poussé jusqu’à l’extrême, un amour qui « croit tout, espère tout, endure tout » (1Co 13,7). On peine, en effet, à croire en cet amour de Dieu qui ne se reprend jamais.
(…) Penser la grâce de Dieu jusqu’à l’extrême est sans doute le défi majeur que le christianisme rencontre aujourd’hui pour rendre la foi possible et désirable dans le monde qui vient. (…) Les humains croient imaginairement qu’ils ont une dette à payer pour être aimés. Accepter d’être accepté par Dieu alors que l’on se sent inacceptable, voilà le défi. L’Évangile ne dit pas autre chose. « Le Père de Jésus-Christ annule les dettes imaginaires par lesquelles les humains s’interdisent de se laisser aimer par lui et de l’aimer (4). » Cette pure gratuité ouvre à une maturation de la liberté des enfants de Dieu, chacun selon sa singularité propre, dans une relation d’amitié avec Lui et avec autrui, librement consentie, sans pression ni oppression, affranchie de toute dette à honorer, délivrée d’une culpabilité qui attend imaginairement des comptes.
(…) Tel est l’inouï de la Bonne Nouvelle : Dieu est pure bonté, pure gratuité. La mission des chrétiens est d’en vivre et d’en faire entendre la Bonne Nouvelle : toute la Bonne Nouvelle, jusqu’à l’extrême !
Vivre la grâce de Dieu
(…) Qu’est-ce qui advient chez les chrétiens, dans l’Église et dans le monde, dès lors qu’ils s’ajustent autant qu’ils peuvent à la grâce inouïe de Dieu ? Quelles figures d’Église naissent dès lors qu’elle se laisse configurer par une théologie de la surabondance de la grâce ? Quand, comment et dans quels lieux les chrétiens vont-ils pouvoir la manifester ? (…)
Nous voudrions ici distinguer et articuler quatre domaines dans lesquels les chrétiens et les chrétiennes sont appelés à s’investir d’une manière qui, au nom, précisément, d’une théologie de la grâce jusqu’à l’extrême, vise l’excellence. Sous le terme « excellence », nous ne mettons aucun trait d’élitisme qui sépare et hiérarchise. Par excellence, nous entendons le soin, la qualité, la finition que l’on entend apporter à telle œuvre ou à telle attitude, étant donné son importance pour soi-même, pour autrui ou pour la société. Est excellent ce qui est éminent pas sa qualité.
Le premier domaine d’excellence auquel sont invités les chrétiens au nom de leur foi en la grâce de Dieu est le domaine de la rencontre avec autrui quel qu’il soit. Une théologie de la grâce invite à rencontrer toute personne et à saisir cette rencontre comme une grâce précisément. (…) Dans le récit évangélique, toute rencontre apparaît comme un acte d’alliance et une promesse. Cette présence de Jésus à l’autre, le théologien Christophe Théobald l’appelle « la sainteté hospitalière de Jésus (5) ». (…)
À l’image de leur maître, les chrétiens d’aujourd’hui, dans un monde multiculturel et multi convictionnel, ne sont-ils pas appelés à cette même sainteté ? La théologie de la grâce dont nous avons fait état invite à reconnaître le Ressuscité à l’œuvre « dans la trame cachée de notre histoire (6) », à franchir les frontières géographiques, ethniques, idéologiques ou religieuses, à se mettre en recherche avec quiconque et sans réserve… « Beaucoup de ceux qui ont perdu la foi en l’Eglise, dit le sociologue et théologien tchèque Tomàs Halik, ne sont pas devenus athées mais ‘chercheurs’, ils font partie d’une grande famille de chercheurs, qui représentent très probablement la majorité des Européens (avec les ‘apathéistes' (7)). L’avenir de l’Église dépend de sa capacité à communiquer avec les chercheurs (8). » (…) De ce point de vue, on peut dire que le christianisme qui vient sera un christianisme amical, domestique, familial et communautaire, non point que sa figure sociale s’efface mais au sens où il surgira et sera nourri essentiellement de relations et de reconnaissances interpersonnelles.
Une théologie de la grâce jusqu’à l’extrême invite à descendre là où elle paraît la plus absente pour la dire et la manifester jusqu’aux enfers contre toute désespérance. Dès lors, inspirés par cette théologie de la grâce, les chrétiens sont invités à s’engager dans un deuxième domaine d’excellence : celui du soin. Entendons par là le souci du pauvre, du blessé, de l’abandonné, du désespéré, des sans-abris de tous types qui aspirent à un peu de compassion et d’humanité. (…) En premier lieu, se mettre à leur écoute, apprendre d’eux. En commençant par le bas et en remontant vers le haut, vers les comportements sociaux et les structures de société, c’est toute l’éthique sociale qui est concernée.
La grâce, on l’a souligné plus haut, est irrémédiablement associée au gracieux. (…) Une théologie de la grâce, de ce point de vue, peut animer chez les chrétiens un combat incessant pour la beauté. Ce pourrait être pour eux un troisième domaine d’excellence : celui du beau. Il consisterait tout d’abord dans le souci politique de protéger et d’embellir l’environnement pour le plaisir des sens, pour une meilleure qualité de vie, au bénéfice de tous, sans privilège. Il peut aussi promouvoir chez les chrétiens le souci de s’entourer de beauté là où ils vivent comme également là où ils se rassemblent pour partager et célébrer leur foi. (…) La beauté, elle est aussi dans la manière de vivre, dans le style de vie que l’on adopte. La vie chrétienne aujourd’hui ne pourrait-elle se faire valoir aux yeux de nos contemporains comme une vie dans laquelle on entre de manière créative et inventive pour en faire précisément, chacun et chacune à sa manière, une œuvre s’ajustant à la grâce donnée ? (…)
Enfin, un quatrième domaine d’excellence que peut inspirer une théologie de la grâce est le soin à apporter à l’initiation à la vie chrétienne elle-même. Une théologie de la grâce souligne le caractère précieux, grâcieux, en surcroît de la grâce de croire. Elle souligne que la foi au Dieu de l’Évangile, bien que non nécessaire pour la vie et pour le salut, dilate l’existence et l’ouvre à une joie supplémentaire inouïe. De là, le souci primordial qui peut animer les chrétiens d’accompagner avec soin et attention ceux et celles qui désirent emprunter la voie chrétienne. (…) On entre dans la foi comme on entre dans une danse. Encore faut-il qu’un espace libre s’ouvre pour qui veut s’y joindre et qu’une main se tende qui invite à emboiter le pas. (…)
Notre propos, dans ces pages, a été de dire que, au-delà des conformismes et des habitudes qui subsistent, le christianisme ne pourra pas se faire entendre dans le monde contemporain sinon en faisant couler dans ses veines une théologie de la grâce jusqu’à l’extrême. L’accueil n’est pas assuré. Le rejet non plus. En tous domaines, il s’agira surtout d’inventer et de donner corps à un style gracieux en retenant ce qui advient de bon et de pertinent, y compris par la force des choses et des événements, sans l’avoir programmé. De ce point de vue, il faudra apprendre spirituellement à se laisser surprendre.
André Fossion, mise en ligne mai 2024
Peinture de Isabelle Lockwell
1- Cet article est extrait de Une Eglise se lève, Figures d’avenir, ouvrage collectif sous la direction de Enzo Biemmi, André Fossion, Vanessa Patigny, Gilles Routhier, Ed. jésuites/Novalis 2024. / Retour au texte
2- Notons que le terme « gratia » a pour correspondant en grec « charis » qui donne, en français, les mots « charité », « charisme », « eucharistie ». / Retour au texte
3- Marcel Mauss, Essai sur le don, Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1973. / Retour au texte
4- Gaël Giraud, Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène, Seuil, Paris, 2022, p. 525. / Retour au texte
5- Christoph Theobald, L’Europe, terre de mission, Cerf, Paris 2019, p. 80-82. / Retour au texte
6- Pape François, Evangelii Gaudium, 278. / Retour au texte
7- Tomàs Halik veut désigner par « apathéistes » les indifférents, ceux qui n’éprouvent pas de pathos pour le religieux. / Retour au texte
8- Conférence de Tomàs Halik donnée à Prague au Congrès de l’Équipe Européenne de Catéchèse du 29 mai au 2 juin 2019. / Retour au texte