Une lumière dans la nuit
Le silence et le temps sont deux trésors pour le cœur et l’esprit. Pourtant, notre société semble les fuir et les haïr tous deux. Le brouhaha et l’étourdissement dominent sans doute et les âmes peinent à se retrouver. Du reste, les atrocités de notre monde, relayées jusqu’à la nausée par les médias, peuvent être de nature à nous décourager et nous avons pourtant besoin de force et d’amitié pour (ré)apprendre l’espérance.
C’est pourquoi les mots d’Etty Hillesum, son cheminement spirituel et son parcours de vie nous sont très précieux et constituent très certainement un beau modèle. Il est vrai que cette femme qui nous parle si bien de nous a d’abord prêté l’oreille à la parole divine. Elle a puisé au silence un don d’amour qu’elle nous invite à partager. Ce faisant, elle nous aide à relever nos cœurs et à célébrer la vie.
Son journal constitue un beau et long dialogue intérieur. Le lire, c’est découvrir une exigence de vérité et d’épanouissement que l’on a peu à peu envie de faire sienne.
L’itinéraire spirituel de la jeune femme la poussera à un engagement exemplaire de don de soi, notamment au camp de Westerbork où elle sera détenue quelques mois avant d’être déportée et assassinée à Auschwitz. « Personnalité lumineuse » s’accordent les témoignages ; femme éprise de la vie et qui fera don de son temps et de ses forces, oreille attentive aux détresses et qui cherchera comment partager au frère, à la sœur en souffrance la lumière et l’amour divins.
Etty Hillesum, une femme qui sut faire entendre un chant de vie par-delà les barbelés.
« Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure »
Journal, 21 octobre 1941
On sait peu de l’enfance d’Etty. Rares sont les traces biographiques autres que celles de son journal et de quelques témoignages des rares proches qui rescapèrent des camps.
Esther Hillesum naît en 1914 au Pays-Bas. Sa famille est juive mais ni pratiquante ni particulièrement croyante. L’ambiance familiale autour d’un couple parental, fort mal assorti, est pesante pour la jeune fille qui dit ne pas avoir trouvé sa place. Elle se réfugie alors dans la bibliothèque de son père, professeur de Lettres Classiques. Sa mère, une russe, sujette à de violentes crises de colère, semble avoir été d’un naturel très autoritaire. Les deux frères d’Etty souffriront tous deux de troubles mentaux. L’un deviendra néanmoins médecin tandis que l’autre, souffrant de schizophrénie, était pressenti comme l’un des plus grands pianistes en devenir.
C’est donc dans une famille agnostique, cultivée mais peu sereine qu’Esther Hillesum, dite Etty, grandit. Devenue jeune adulte, une maîtrise de Droit en poche et parlant déjà plusieurs langues, dont le russe de sa mère, qu’elle enseigne en cours privés, elle se cherche certainement et c’est probablement cette quête de soi qui l’amènera à rencontrer son psychologue et bientôt ami, Julius Spier. Ce dernier, de l’école jungienne, jouissait d’une solide notoriété et s’exerçait à la chirologie. Le praticien, un homme grand et costaud, pour qui l’énergie est avant tout psychique, proposait des luttes, sortes de corps à corps, à ses patients. La frêle Etty se prête à l’exercice et met bientôt « ce colosse au tapis ». Celui-ci lui révélera que « jamais personne n’y était parvenu ». Cet épisode, que la jeune femme relate dans son journal (9 mars 1941) , nous renseigne déjà sur cette dernière. Malgré une constitution physique assez fragile et de fréquents soucis de santé, elle présente un appétit et une force de vie, une détermination à l’action sans doute peu communs.
Quand elle entreprend de consulter Spier, la jeune Etty semble réellement souffrir et avoir besoin d’aide. Son journal mentionne des « dépressions », des « maux de tête » : « En moi, écrit-elle le 23 mars 1941, recherche, agitation, affolement. Tête douloureuse et tendue » ou encore, le 30 octobre : « Angoisse devant le vie à tout point de vue. Dépression totale. Manque de confiance en moi. Dégoût ». Spier va lui prescrire de rédiger un journal et de le lire et de le relire pour elle-même. La jeune patiente prend ce travail d’écriture très au sérieux et c’est probablement le point de départ, la naissance du si beau et si long journal qui nous est parvenu : « je dois m’efforcer de ne pas perdre le contact avec ce cahier, c’est-à-dire avec moi-même, sinon j’aurai des problèmes. »
Ce début de parcours nous intéresse tout particulièrement. Il nous montre en effet qu’Etty n’est pas une femme très différente de tout à chacun. Elle connaît ses faiblesses, elle peine à se construire, elle est en recherche. Quoi de plus normal, quoi de plus banal pour l’instant ? En un mot, Etty est de la même pâte que nous autres, elle n’est pas une « superwoman » (1).
« Faire entrer un peu de Dieu en soi comme il y a un peu de Dieu dans la Neuvième de Beethoven. »
Journal, 8 juin 1941
Très vite, le ton du journal gagne en sérénité même si une quête constante et exigeante de vérité sollicite intensément les forces de la jeune femme. Le ton qu’elle emploie est à la fois intime et délicat mais elle manie, pour elle-même, l’humour et l’autodérision. On la voit qui parvient à s’analyser et à prendre des distances vis-à-vis des affects (« Une idée me vient : il se peut que je m’accorde trop d’importance… » 4 septembre 1941). Ce faisant, la teneur du journal devient spirituelle et Dieu y est de plus en plus invité (« Mon Dieu, assiste-moi, donne-moi la force… »). Du reste, Etty, qui connaît la Bible hébraïque, va lire, sous les conseils de Spier Les Évangiles et Saint Augustin. Elle appréciera beaucoup la lecture de ce Père de l’Eglise (« Saint Augustin avant le petit-déjeuner, c’est enthousiasmant, c’est plein de feu », 10 juin 1941). On trouve, tout au long des onze cahiers qui constituent le journal, un ton parfois très proche de celui de l’auteur des Confessions, l’humour en plus (le 2 décembre 1941 : « Mon Dieu, prenez-moi par la main, je vous suivrai… » ; le 2 octobre 1942 : « il me reste une leçon à apprendre, la plus dure, mon Dieu : assumer les souffrances que tu m’envoies et non celles que je me suis choisies »).
Les bombardements font rage et des pans de villes entiers s’écroulent. La guerre ravage le pays et des mesures antijuives empoisonnent la vie des gens. Etty n’ignore rien de la tourmente meurtrière qui s’abat sur son pays et sur son peuple (« toutes ces maisons qui de par le monde, s’effondrent journellement sous leurs occupants » 28 mars 1942). Elle a parfaitement conscience de la situation en Europe et de ce que trame la folie génocidaire nazie (« bon, on veut notre extermination complète… » 3 juillet 1942). Sous les clameurs, elle comprend le désastre ( « peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ne pourra demeurer au dehors » 11 juillet 1942). L’accent de ces phrases est pathétique et pourtant Etty qui pressent qu’elle devra se confronter au malheur et agir en don de soi, trouve à puiser au silence de sa chambre au-dedans d’elle-même. Elle parvient à se retrancher, à se tourner, comme elle l’exprime, vers l’intérieur. Un trésor se cache là, en son tréfonds, qu’elle perçoit encore confusément. Pour trouver ce trésor, il faut, dit-elle, « prêter l’oreille la plus attentive à [sa] source intérieure » et malgré « les menaces extérieures [qui] s’aggravent sans cesse et la terreur [qui] s’accroît de jour en jour », parvenir à « cette retraite dans la cellule bien close de la prière » (18 mai 1942).
« Le courage de prononcer le nom de Dieu »
Journal 14 décembre 1941
Le journal d’Etty nous offre un formidable exemple d’intériorité. Il nous invite, non pas forcément à imiter la jeune femme dans cet acte d’écriture, mais à apprendre à rechercher de vrais moments de silence et de contemplation. Il constitue aussi un véritable encouragement. Se mettre à l’écoute de son intériorité, faire silence et se rendre passif, de cette passivité paradoxale parce qu’elle est action de réception, c’est se mettre en état d’espérance, d’attente de Dieu. Voici qu’apparaît un pont entre le psychologique et le spirituel. Citons aussi ce passage : « il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. » La première phrase indique au moins une chose : Etty ne vient pas chargée de connaissances établies et péremptoires. Elle « suppose », rien de plus. On trouve ici l’indice d’une absence de pratique liée à une religion en particulier. Etty appartient très certainement au second groupe. Elle écrit dans ce même et sublime passage qui dit combien elle est allée chercher au-dedans de soi grâce à une écoute, une acceptation et probablement aussi un appel de tous les instants : « il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je parviens à l’atteindre » (26 août 1941). On lit un peu plus tard (17 septembre 1942), « je me recueille en moi-même. Et ce moi-même, cette couche, la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle ‘‘Dieu’’ ». Le journal d’Etty devient peu à peu un dialogue avec Dieu, « une lettre d’amour » à Dieu.
« J’ai accueilli dans la joie l’intuition de la beauté de la création divine. »
Journal, 16 mars 1941.
La jeune femme, sans détourner un instant son regard de la situation dramatique qui touche la plupart de ses proches et amis, sans méconnaître -comment le pourrait-elle, elle qui est forcée de s’y rendre- l’existence de ce camp de transit de Westerbork à quelques kilomètres de son domicile, parvient à affirmer la beauté de la vie. C’est que son regard se pose aussi sur les fleurs et sur les arbres. Son journal convie les tulipes, les crocus, les lupins. L’écriture d’Etty, vive et alerte, donne vie à toute chose et les personnifications qu’elle emploie disent la poésie avec laquelle ses yeux observent le monde (2). Ce faisant, elle nous offre encore une fois un si bel exemple, une source d’inspiration. Oh ! certes, il n’est pas toujours aisé de voir que la vie est belle et, disons-le, c’est parfois même impossible. Pour la grande majorité souffrante, n’est-ce pas une pure provocation que de s’entendre dire « la vie est belle », à l’heure des massacres, des bombardements, des déportations ? Et pourtant, c’est sans irénisme ni naïveté qu’Etty formule cette idée à plusieurs reprises. « Par essence, écrit-elle, la vie est belle » avant d’ajouter « et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n’est pas la faute de Dieu, mais la nôtre ».
Et c’est ainsi que nous allons découvrir une Etty, forte de l’amour divin qu’elle accueille, se mettre en marche pour venir en aide aux autres. Il n’y a pas d’amour divin sans amour de l’humanité, d’amour de Dieu sans amour du prochain et Etty ressent cela au plus profond de sa double expérience, celle « des baraques peuplées de gens traqués et persécutés » et celle du silence de sa chambre, penchée sur son bureau : « une fois que cet amour de l’humanité a commencé à s’épanouir en vous, il croît à l’infini » (14 juillet 1942).
« Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. »
Journal, 11 juillet 1942
Quand Etty écrit « étrange histoire que mon histoire de la jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller », elle indique, par cet imparfait qui conjugue le verbe, une conversion. Et de fait, elle s’adresse de plus en plus à Dieu par des prières ; ces prières sont bien adressées qui demandent la force et le courage pour aider autrui et partager l’amour et la lumière : « fais-moi accomplir les mille petites tâches quotidiennes avec amour » (journal 10 décembre 1941).
Mais déjà l’Europe entière est dans la tourmente et l’horreur nazie détruit les foyers et l’espérance.
« Où est-il ton Dieu ? ». Telle est la raillerie entendue par le psalmiste en détresse. « Quel est ce Dieu qui a laissé faire ? » demande, en écho, le philosophe Hans Jonas (Le concept de Dieu après Auschwitz). Nous sommes ici percutés de plein fouet par la question du mal et ce mal, nous le savons, est radicalement mauvais, c’est le mal radical.
Etty, qui fait partie du Conseil Juif, se rend régulièrement à Westerbork où elle est forcée de travailler mais elle peut en sortir. À un moment décisif pourtant, pour venir en aide à ses proches et partager le sort de son peuple, elle décidera d’y rester, n’ignorant pas alors qu’elle n’en pourra plus partir. Ce camp, dont les conditions de (sur)vie ont été décrites avec force détails par Philip Mechanicus (3), un journaliste, codétenu d’Etty, sont épouvantables. Prévu pour accueillir mille personnes, il en comptera très vite dix fois plus. La promiscuité, le manque d’accès à l’hygiène, la nourriture insuffisante et insuffisamment variée, les heures de travail forcé ont raison de la santé des détenus déjà fort affaiblis par les restrictions. Chaque mardi, un convoi part pour Auschwitz ou Sobibor avec, entassés dans des wagons, un millier de personnes. Etty sera déportée, elle aussi, dans un de ces quatre-vingt-dix neufs convois. Et Dieu dans tout ça ?! « Dieu n’a pas à nous rendre de compte, c’est l’inverse » répond-elle (journal, 26 juin 1942).
Dès lors, Etty va déployer une énergie mentale et spirituelle pour ne pas se laisser atteindre par la haine. Très tôt, elle formule que « la haine n’est pas dans [sa] nature » (15 mars 1941) même si elle avoue ne pas toujours parvenir à résister à ce sentiment délétère. Très vite, en observatrice attentive, elle comprend que seuls les systèmes et non les individus sont responsables. Et elle qui ne méconnaît pas que « la saloperie des autres est aussi en nous » (journal, 19 février 1942) luttera de tout son cœur pour faire vivre l’amour qu’elle sent en elle : « si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre. »
Mais, l’énergie que déploie Etty est aussi physique et affective. Elle va œuvrer, dans le camp et plus précisément à l’infirmerie où elle est affectée, à venir en aide aux mourants par de petits gestes et des soins renouvelés (« Ce que je fais ici, au juste ? Je louvoie avec mes cinq malheureux gobelets de café parmi les centaines de gens. De temps à autre, je me sauve, tout bonnement malade d’impuissance », 29 novembre 1942). Elle va aussi se mettre à l’écoute des autres et recueillir leurs détresses. Elle qui voulait « être le cœur pensant de la baraque » a su se faire la confidente et la conseillère. Elle qui voulait « être un baume versé sur tant de plaies » a su apporter un peu de lumière dans cette horrifique nuit qui engloutit tant d’âmes. Et quand elle peut aider, Etty, tout simplement, est reconnaissante à Dieu, nous montrant l’exemple de l’action de grâces : « je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse » (4).
Etty meurt probablement le 30 novembre 1943 à Auschwitz, trois mois après avoir quitté Westerbork. Sa dernière lettre, écrite à la hâte avant de monter dans le train, est remplie d’amour et d’espérance. Tournée inlassablement vers les autres, elle nous montre le chemin de don de soi dans l’amour de Dieu, de la vie, des autres.
« Porter des fruits et des fleurs sur chaque arpent de vie où l’on a été planté. »
Journal, 2 octobre 1942
Une fois qu’on a accompli ce long et douloureux enfantement de l’amour, ce patient travail sur lequel remettre sans cesse l’ouvrage, on pourra parfois faillir mais toujours on sera en bonne voie et il y aura tout lieu de garder confiance parce que, dit-elle, « une fois que cet amour de l’humanité a commencé à s’épanouir en vous, il croît à l’infini ».
Le chemin semble parfois relever de l’impossible. A chaque époque, on a certainement légitimité admise à proclamer que ce n’est pas facile, qu’on voudrait bien si l’on disposait davantage de temps et de circonstances favorables. Il existe, en effet, d’autres barbelés que ceux qui enclosent les camps. Ce sont de ces barbelés invisibles qui emprisonnent les cœurs. Alors, pour nous encourager dans cette résolution, nous devons envisager l’amour non pas seulement comme un long combat mais comme une récompense. Réduire à néant ces barbelés permet de chanter la vie, d’être en fraternelle communauté, de construire un monde où chaque existence est à protéger et où il fait bon prendre soin.
Grande sœur en humanité, Etty Hillesum nous enseigne, par sa méditation et son exemple, à aimer par-delà nos propres faiblesses, par-delà nos réticences, par-delà nos enfermements, par-delà nos propres barbelés et aussi, encore et toujours, à chanter la vie. N’écrivait-elle pas dans sa toute dernière lettre que nous venons de mentionner « Nous avons quitté le camp en chantant » ?
Elle nous apprend aussi à aimer en dépit des circonstances, à exercer son regard pour mieux accueillir la beauté de la création. Faisons nôtre ce conseil qu’elle donna un jour de juin 1942 à l’une de ses amies :
« Tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c’était une forêt. »
Olivier Risser, septembre 2022
Sculptures de Pierre de Grauw
En elle-même, en lui-même, au-delà de toute parole habite la question.
1- J’emprunte ces deux expressions à Héléna Delannoy qui me fit l’amitié de préfacer mon récit La Fée de Westerbork (édition L’enfance des arbres, septembre 2020) à l’occasion de son quatrième tirage (août 2021). / Retour au texte
2- Lire sur ce point mon petit essai concernant la Poésie d’Etty en complément de mon Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, (éditions L’enfance des arbres, 2022). / Retour au texte
3- Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. / Retour au texte
4- Journal, 17 septembre 1942. / Retour au texte