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En suivant l'Evangile de Luc
Michel Jondot

L'Evangile selon saint Luc est lu au cours des dimanches de l'année liturgique qui s'ouvre avec le temps de l'Avent 2015 (année C). Michel jondot nous permet d'en survoler l'ensemble. En suivant le fil de cet Evangile, il constate que "vivre humainement, à en croire le message de Jésus que Luc s'efforce de transmettre, c'est vivre dans le don."

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1- « Si tu savais le don de Dieu »

2- La terre où il a mis les pas

1- « Si tu savais le don de Dieu »

« Si tu savais le don de Dieu
Et qui est celui qui te dit :
Donne-moi à boire,
C’est toi qui l’aurais prié
Et il t’aurait donné de l’eau vive. » (Jean 4,10)

La moitié des richesses mondiales est détenue par 1% de la population. Plus que les chiffres, la vue des sans abris sur les trottoirs des grandes villes manifeste la distance entre les privilégiés et ceux que le système économique a mis à l’écart. Et les inégalités, nous disent les experts, vont croissant.

Il est un passage propre à l’Evangile de Luc qu’il est difficile d’oublier au moment de présenter son livre (16,19 -31). Il s’agit d’un récit commençant par une description profondément symbolique : un portail bien clos. D’un côté un homme riche, vêtu de lin et de pourpre, fin gourmet et « faisant chaque jour bonne chère ». De l’autre côté, un certain Lazare, couvert d’ulcères, à l’affût de la moindre miette tombant de la table du riche. D’un côté un représentant d’une société raffinée et, de l’autre un exclu du monde civilisé, plus proche du monde animal que de l’humanité (« Les chiens eux-mêmes venaient lécher ses plaies »).

Nous tolérons des situations de ce genre, au fil des jours. On est parfois pris de pitié, pendant un instant, lorsqu’il nous arrive de laisser une pièce dans la main qui se tend. Mais la conscience d’un monde profondément injuste s’efface rapidement lorsqu’on vit du bon côté de la porte. En réalité, le texte de Luc devrait nous éclairer sur ce qui fait la beauté du monde et la vie en société. Vivre humainement, à en croire le message de Jésus que Luc s’efforce de transmettre, c’est vivre dans le don.

Donner et recevoir

Malgré la diversité des situations, des lieux et personnages l’acte d’échanger, sous différentes variables, fait fonctionner le récit.On décrit le passage d’un objet des mains de l’un à celles de l’autre : on reçoit et on transmet.

Deux exemples.

Lorsqu’après une première prédication en Galilée, Jésus revient à Nazareth et entre dans la synagogue, on prend soin de signaler le geste qui accompagne sa parole : il prend le livre et le rend : « On lui remit le livre du prophète Isaïe... » Une fois la lecture terminée, on nous précise ce détail : « Il replia le livre, le rendit au servant (4,16-20). »

Autre exemple. Lorsqu’on se réfère à l’épisode bien connu de la multiplication des pains, on risque de s’en tenir à la dimension miraculeuse de l’événement. En relisant plus minutieusement le récit on repère avec étonnement l’insistance de Luc à souligner les gestes : « Prenant alors les cinq pains et les deux poissons... et il les donnait aux disciples pour les servir à la foule. » On reçoit pour rendre, dans le cas du livre. On reçoit pour donner, dans le cas de cinq pains et des cinq poissons. Les deux opérations sont parallèles.

Il est traditionnel de corréler ce deuxième épisode avec le dernier repas pris avec les disciples. On ne remarque peut-être pas assez que, lors de la Cène, Luc met en valeur ce geste de recevoir et de donner, déjà visualisé lorsqu’ils avaient été rejoints lors de la multiplication des pains : « Ayant reçu une coupe... Prenez ceci... Puis, prenant du pain... le leur donna (22, 17-19). »

Le contenu des discours de Jésus évoque la même logique que celle qui provoque les mouvements de donner et recevoir, comme si le comportement des personnages était l’illustration de l’enseignement. Dans les propos qui suivent le discours des Béatitudes, dans un exposé consacré pourtant à la gratuité, on est étonné d’entendre Jésus inviter à donner en même temps qu’il promet un retour : « Donnez et l’on vous donnera... » (6,38).

Rencontrer et recevoir

En réalité, pour le disciple, vivre dans le don et l’abandon, comme le prêche Jésus (« Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres (18,22) »), suppose la conscience d’une réception préalable. Toute vie humaine rencontrée est un don à recevoir. Luc le dit explicitement lorsque, narrant le passage de Jésus dans la ville de Naïm, Jésus redonne vie à un gamin qu’on croyait mort : « Il le remit à sa mère. » Rencontrer une personne, s’apprêter à lui parler, à lui répondre, c’est la recevoir et en être responsable ; avant qu’elle ait demandé quoi que ce soit, on est prêt à lui répondre si l’on vit humainement.

Il est important d’être « reçu » et les disciples doivent en faire l’expérience. Lorsqu’il les envoie en mission (9,4-5), il leur donne comme consigne de vivre de l’hospitalité : ilfaut qu’ils sachent ce que c’est que d’être accueilli ou renvoyé : « Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, restez-y jusqu’à votre départ. Si dans une localité on refuse de vous accueillir... partez... » En réalité, l’ensemble de l’Evangile de Luc repose sur ce qu’il considère comme une évidence: autrui est à recevoir ; autrui est donné.

C’est peut-être à partir de cette évidence qu’on peut comprendre la présence des démons dans l’Evangile. Ceux qu’ils tourmentent ignorent autrui. Ils sont hors de la société. C’est le cas de cet homme dont on nous dit, au pays des Géraséniens (8,26-27), que « depuis un temps considérable il n’avait pas mis de vêtements ; et il ne demeurait pas dans une maison mais dans les tombes ». Il n’était présent – au double sens du mot – pour personne. Se refusant d’aller vers qui que ce soit d’autre, il n’était pas donné.On nous dit qu’il était « possédé ».

Jésus, lui aussi, est pris dans les échanges ; il donne et il reçoit, on l’a vu. Il est aussi, comme tout un chacun, lorsqu’il parle à ses interlocuteurs, le don envoyé (« Celui qui m’a envoyé » 9,49) et donc à recevoir et, par suite, à transmettre. Les mots qui disent sa naissance s’accompagnent d’un « datif » : « Un sauveur vous est donné. » Il est à trouver : « Vous trouverez un nouveau-né enveloppé(2,11). » La réception peut être très simple : il est reçu comme un familier dans la maison de Marthe et de Marie. Elle peut être spectaculaire ; c’est le cas dans la maison d’un Pharisien qui l’avait invité. Une femme de mauvaise réputation vient l’accueillir avec une tendresse extrême : elle verse larmes et parfums sur les pieds du Nazaréen qu’elle couvre de baisers. Spectaculaire également est l’accueil, à Jéricho, que lui réserve ce Chef des Publicains, Zachée qui « le reçut avec joie » (19, 1-10). Le maître de maison s’apprête, en ouvrant sa porte à Jésus, à se défaire de la moitié de ses biens. « Le salut est arrivé pour cette maison... » dit l’hôte que l’on accueille. Comment faut-il comprendre ces propos ? Sans doute, faut-il entendre que la vie est humaine est sauvée, lorsqu’elle est emportée dans l’acte de donner et recevoir.

Certes, Jésus est donné mais la réception peut manquer. Cet échec est mentionné à un moment important du récit, lorsque commence la marche vers Jérusalem, véritable tournant dans le récit. Au premier jour de cette expédition, arrivant dans un village samaritain, sous prétexte qu’il allait dans la capitale juive, « on ne le reçut pas ». Le début de cette marche s’avère un présage. Au terme, à l’heure du jardin des Oliviers. (22,54) il est pris par les soldats. En réalité, celui que leurs mains saisissent n’est pas donné mais vendu ! Marché de dupes, en réalité ; Jésus ne peut plus être pris puisqu’ il est déjà donné lors du repas de l’Eucharistie. Il est donné aux hommes, à la multitude des hommes ; il faut encore manifester que le don de sa vie en ce monde et pour ce monde, n’est pas la marchandise qu’on croit avoir acquise pour trente deniers mais le présent fait au Père : « En tes mains, je remets mon esprit ! »

Demander et donner

A l’opposition « donner et recevoir », s’en ajoute une autre : « demander et donner ». En découle une vision du monde singulière. Demander ou donner ont droit à la même estime de Jésus, même si la réponse à la demande n’entraîne pas de reconnaissance : « A qui te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas. » En réalité, semble-t-il, la demande attire le don. Réveillez un ami pour lui demander du pain, « même s’il ne se lève pas pour le lui donner en qualité d’ami, il se lèvera du moins à cause de son impudence et lui donnera ce dont il a besoin (11,1). » « Demandez et on vous donnera... car quiconque demande reçoit. Qui cherche trouve et à qui frappe on ouvrira. »

Le fonctionnement de ces deux oppositions (donner/recevoir & demander/donner) fait l’objet de deux paraboles ; chacune, en réalité, manifeste que « donner » est l’équivalent de « vivre » et refuser de donner conduit à la mort. On connaît la parabole des vignerons à qui leur propriétaire vient demander son dû. Les uns après les autres, trois serviteurs ne peuvent faire entendre leur demande sans se retrouver couverts d’outrages et de blessures. Plus la demande est justifiée et plus le refus s’intensifie. Le fils du Maître lui-même vient pour recevoir ce à quoi il a droit.La violence atteint son sommet : « Tuons-le pour que l’héritage soit à nous ». La mort des vignerons se profile derrière celle du fils. Le propriétaire « viendra, fera périr ces vignerons. » (20, 9-18).

L’autre parabole est peut-être plus explicite, soulignant la véritable portée de l’acte de donner. « Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour recevoir la dignité royale et revenir ensuite. » Une somme d’or considérable est confiée à plusieurs personnages : 10 « mines » chacun, à charge, bien sûr, de faire fructifier ce trésor. Lorsqu’à son retour, devenu roi, il s’apprête à recevoir les fruits de la richesse confiée à ses serviteurs, l’un d’entre eux a les mains vides. Sans doute faisait-il partie de ces opposants qui refusaient son autorité et dont parle le texte. Toujours est-il que ce nouveau roi partage son pouvoir et ses biens avec ceux qui lui apportent de la richesse. En revanche il retire tout avoir et tout pouvoir à celui de qui il ne reçoit rien. C’est l’occasion de mettre à mort ses ennemis : « amenez-les ici et égorgez-les en ma présence. » Cet acte barbare s’accompagne d’une phrase assez mystérieuse : « A tout homme qui a l’on donnera ; mais à qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. » Ne rien posséder et ne rien désirer, ne rien demander et, par suite, ne rien pouvoir donner, conduit hors du monde des vivants. Ce massacre n’est qu’une façon d’illustrer la vacuité de ceux qui se refusent à autrui. Ils ne sont rien. Moins que rien, ils ne valent rien. Cette phrase se retrouve ailleurs dans l’Evangile de Luc. On peut penser qu’elle traduit bien la pensée de Jésus : « Celui qui a, on lui donnera, et celui qui n’a pas, même ce qu’il croit avoir lui sera enlevé. » (8,18) « Ce qu’il croit avoir » : sa peau, sa chair et ses os. Ce qu’un personnage de Molière appelle sa « guenille » et qui transforme une personne en fantôme.

La gratuité

Des philosophes contemporains s’interrogent sur la possibilité de la gratuité à propos du don et du pardon. Reconnaissons qu’il n’est pas concevable qu’on offre un cadeau sans attendre sinon un contredon, du moins une reconnaissance. D’une certaine façon, le fait d’attendre ou, tout simplement, de recevoir un merci, transforme ce que je transmets en une sorte de commerce. Merci et commerce ont même racine. Evidemment on peut être assez détaché pour ne pas souffrir de l’absence de reconnaissance, mais qui oserait dire que ce détachement ne fait pas courir un risque de narcissisme ? Le donateur se complait dans l’image d’un homme ou d’une femme généreux et la relation à autrui s’en trouve viciée. Derrida tente d’analyser les situations où il s’avère que la gratuité n’est qu’un leurre ; ses conclusions sont paradoxales. Il faut bien qu’un don gratuit soit possible : il y va de la relation à l’autre.Mais il est pourtant impossible ! Dépassement du possible et de l’impossible, telle serait la gratuité.

Ce dépassement est demandé par Jésus, dans l’Evangile de Luc. Il est réalisé. Qu’on songe à ce Samaritain de la parabole : « Il tira deux deniers et les donna à l’hôtelier » à qui il avait confié un blessé trouvé sur la route. Loin d’attendre la moindre reconnaissance, il promet de donner encore s’il en est besoin : « Prends soin de lui et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai à mon retour. » (10,29-37).

Jésus connaît bien les limites qui brisent la gratuité : « gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer d’eux... Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues... Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche.(6,1-3) »

S’il invite à donner, ce n’est pas par souci de justice ni pour créer un modèle de générosité. Jésus n’est pas moraliste. Donner, redisons-le, est affaire de salut, de vie et de mort. Avoir sans donner conduit à mourir et à faire mourir. Telle est la leçon qu’il faut tirer de cette histoire de Lazare dont nous sommes partis. Un portail fermé manifeste la séparation entre celui qui attend sans rien recevoir et celui qui pourrait donner. Cette fermeture est, en réalité, figure de la mort : « le pauvre mourut... le riche aussi mourut » (16,22).

A l’opposé de ce repli sur ce qu’on possède et qui tue, Jésus oppose l’acte de donner qui fait vivre. « Donnez en aumône ce que vous avez et alors tout sera pur pour vous (11,41).Vendez vos biens et donnez-les en aumônes (12,33) ». Donner, tout donner et devenir pauvre, telle est la voie royale pour entrer dans une vie heureuse : « Heureux, vous les pauvres car le Royaume de Dieu est à vous. (6,20). » En effet, quand on n’a plus rien, ce que l’on est amené à recevoir devient un surplus, un luxe : « Donnez et l’on vous donnera ; c‘est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on versera dans votre sein.(6,38) »

Pour comprendre cette affirmation paradoxale, il faut se rappeler que le sens du mot « don » est double. La langue latine distingue l’objet donné (donum) et l’acte de donner (donatio) qui crée le lien entre celui qui donne et celui qui reçoit. En réalité, le résultat d’un don gratuit dépasse toute appréciation. Un verre d’eau (donum), dans certaines situations, peut-être plus désirable qu’un diamant. Son prix, ou plutôt sa « mesure » pour parler comme Jésus, dépend de la « donatio », c’est-à-dire de la qualité du lien entre donateur et donataire. Une « donatio » qui n’attend rien en retour, bien sûr, est d’un autre ordre que l’échange entre un commerçant et un client ; elle comble davantage, elle déborde tout prix dans la mesure où elle fait des amis.

Jésus a eu l’occasion de marquer cette opposition entre les deux sens du mot. Arrivé à Jérusalem au terme de sa marche, peu avant son arrestation, il était dans le Temple. Il observait les donateurs. Certains riches laissaient des sommes impressionnantes.Il remarqua une pauvre veuve versant deux piécettes. Le Maître fait alors remarquer qu’elle a donné plus que tous les autres. Le « donum » était négligeable mais la « donatio » exceptionnelle ; cette veuve donnait de son dénuement, de son manque. Autrement dit elle se donnait elle-même ; elle n’a plus rien pour vivre au point de risquer de disparaître. Le dénuement, l’absence de « donum » n’empêche pas la « donatio ».

Soulignons le, Jésus fait cette remarque quelques jours avant la passion. Il sera bientôt lui-même dans une situation de dénuement total sur la Croix. Il ne vaudra plus rien, pas même trente deniers. Un véritable « vaurien ». Ce rien est pourtant le cadeau qu’il a déjà fait lors de la première Eucharistie et qui s’avèrera, en fin de compte, remis au Père : « Poussant un grand cri, Jésus dit : « En tes mains, je remets mon esprit. » Qui est Jésus ? La donation à l’état pur, tournée vers Dieu et la multitude des hommes. La donation en laquelle les chrétiens voient leur salut.

La Parole

On sombre dans l’illusion quand on croit « se payer » de mots. Certes, la parole peut être mensonge. Mais elle est sans doute l’activité humaine où la gratuité est la plus facile à atteindre. En elle Jésus prend chair. En elle circule toute donation vraie. Dans l’Evangile de Luc, la parole, venue de Dieu, est la colonne vertébrale sur laquelle s’articulent récits et discours. Elle est au travail dès les premières lignes, dans le Temple où Zacharie exerce ses fonctions sacerdotales. Celui-ci, refusant d’accueillir la bonne nouvelle qu’on lui apporte, se trouve privé de parole : « Tu vas être réduit au silence... » (1,20). De façon symétrique et inversée, aux dernières lignes, les disciples se trouvent dans le Temple, en attente de l’Esprit qui fera d’eux des serviteurs de la Parole, hérauts de la Bonne Nouvelle. Jésus leur avait dit : « Je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. » C’est pourquoi, après l’Ascension, « ils étaient constamment dans le Temple à louer Dieu...(24,53) »

La parole donnée par le Père à Jésus, dans l’Evangile de Luc est prise dans un double mouvement. Elle est elle-même un don : on peut la refuser, comme on le voit dans l’histoire de Zacharie ; on peut aussi l’attendre afin de la recevoir, comme c’est le cas pour les apôtres, après le départ de Jésus. Ce don est aussi et en même temps un véhicule où se produit la donation. D’une part, en elle se transmettent des messages, des récits, des poèmes, des instructions ou des informations. D’autre part, elle met les acteurs humains en situation de donateur et de donataire lorsqu’ils se parlent et s’écoutent.

Le premier mouvement de transmission est mis en scène : « la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert. Et il vint dans toute la région du Jourdain... » Sa parole alors se fait l’écho du prophète Isaïe : « Voix de celui qui crie dans le désert. » (3,2-4) La manière dont elle investit Jésus est encore plus solennelle : « il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé, et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière que le ciel s’ouvrit. Et l’Esprit-Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix partit du ciel : tu es mon fils ; moi aujourd’hui, je t’ai engendré... »(3,21-22).Le terme de la prédication de Jésus, sa mort sur la croix, son entrée dans le silence reprennent les termes du début. Au ciel qui s’ouvre près du Jourdain s’oppose l’obscurité qui se fait sur la terre, au jour du Golgotha. Le mot « esprit » qui lui vient sur les lèvres est à corréler avec l’Esprit qui descend au baptême. A la voix d’en-haut qui le manifestait comme Fils s’oppose le cri qui s’adresse au Père. « C’était environ la sixième heure quand, le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur toute la terre entière jusqu’à la neuvième heure. Le voile du Sanctuaire se déchira par le milieu, et, jetant un grand cri, Jésus dit : « Père entre tes mains je remets mon esprit. »(23,44-46)

Le deuxième mouvement se manifeste à la simple lecture. Jésus, certes, est un prédicateur différent des autres, porteur d’un message singulier (« il me faut annoncer la Bonne Nouvelle »). Sa parole rejoint pourtant l’homme ou la femme croisés dans la rue, le tout-venant. De même, il crée des récits dont les personnages ont une parole particulière, dans une langue reçue en famille et qu’on appelle « maternelle ». Que Jésus pénètre dans un langage inimitable (« nul n’a parlé comme cet homme ») n’ôte pas à la parole sa dimension familière : objet de don et de réception, lieu de circulation où s’opère une transmission, instrument qui institue des personnages qui s’écoutent et se répondent. Cette dimension profane est soulignée par Luc qui, sans cesse, souligne le fait que Jésus parle en vrai Palestinien dans la société de son temps : « Il dit », « il disait ». Jésus lui-même souligne le fait qu’il parle comme un autre : « Oui, je vous le dis ! »

Dans ce contexte, il convient de lire la parabole de la semence. Les mots de Jésus sont lancés comme des graines confiées à la terre. Elles sont données sans compter, à qui veut bien les recevoir. En pure perte parfois. Mais qu’est-ce qu’un don qui attend une reconnaissance ? Il se peut, en effet, qu’un ennemi vienne gâcher l’avenir : il enlève « la parole de leur cœur ». Il se peut aussi qu’elle soit reçue tant bien que mal mais vite oubliée, laissée de côté. Qu’importe ! Quand elle tombe en pleine humanité, quand elle est retenue dans « un cœur noble et généreux », la vie prolifère. Avant qu’elle ne surgisse, au moment où elle surgit, l’acte de donner a précédé. Par-delà l’être dont sont constituées les choses et les personnes, discernons l’acte de donner. « Ca parle ! », disent les psychanalystes. Ils ont peut-être raison mais il faut sans doute reconnaître que là où « ça parle » en vérité, là aussi « ça donne », tout est donné. C’est vers ce point où se produit la donation que Jésus se tourne en disant « Père ».

Recevoir la Parole

Dans ce mouvement qui consiste à demander, donner, recevoir et parler, le rédacteur de l’Evangile est lui-même pris. Il répond à un certain Théophile dont on ne sait pas s’il s’agit d’un personnage précis ou du croyant ordinaire rencontré dans les communautés. Qu’importe ! L’évangéliste perçoit une attente. Lui-même se lance dans une enquête : il demande, il consulte. Il n’écrit qu’après avoir interrogé des témoins. Les paroles qu’il nous adresse et qui font un livre, lui ont été données et il les a reçues. Avant lui, on a parlé ; l’auteur recueille leurs propos. Les mots qui s’alignent racontent des histoires où un salut est offert. Il raconte le don de Jésus et, le racontant, il devient lui-même donateur. Il ajoute sa pierre au travail de « beaucoup (de ceux qui ont entrepris) de composer un récit des événements qui se sont accomplis ».

Les mots que nous lisons sont ainsi un cadeau que nous, lecteurs, avons à recevoir. Des témoins ont reçu le message de Jésus ; ils le transmettent à Luc qui le leur a demandé et nous le recevons à notre tour. Mais comment le recevoir ? Nous sommes dans un siècle où les sciences ont bouleversé les visions du monde et de Dieu. Le siècle qui s’achève a été pour les historiens et les théologiens celui de la démythologisation. Il est aisé, par exemple, de montrer que Jésus n’est pas né à Bethléem : nul n’a trouvé trace d’un recensement qui aurait eu lieu à l’époque de la naissance de Jésus, déplaçant jusqu’en Judée une famille de Nazareth. On suppose alors que parler de Bethléem est une façon, pour les auteurs, de relier la naissance de Jésus à celle de David, le petit berger devenu roi dont le Messie serait l’héritier. Est-il possible de prendre pour argent comptant qu’une vierge enfante ? L’Annonciation, sans doute, est une allusion à la promesse faite dans l’Ancien Testament au roi Achaz : Dieu lui annonce une postérité, un fils né de sa jeune femme. Le terme hébreu pour désigner celle-ci est ambigu ; il peut signifier soit la jeune fille désignée en mariage et encore vierge, soit la jeune épousée n’ayant pas encore enfanté. Présenter ainsi Marie comme vierge permet de la situer dans la lignée de David, réalisant l’annonce qu’on trouve au livre d’Isaïe. La question la plus grave est sans doute celle de La Résurrection. Peut-on sérieusement affirmer qu’un cadavre a repris vie ? En réalité les découvertes contemporaines nous interdisent-elles de croire ?

Qu’est-ce que croire ? A coup sûr croire n’est pas savoir. On peut s’incliner devant la connaissance des savants mais leurs discours ne sont pas parole d’Evangile. Croire consiste à recevoir les mots de Luc que nous lisons à l’intérieur de l’acte de dire. Croire ne consiste pas à se crisper sur la chose dite, le « donum », mais à entrer dans la « donatio ». Celui qui croit ne possède pas une vérité dont les autres seraient privés. Croire, en effet, conduit à reconnaître des paroles qui, grâce à des témoins comme les personnes interrogées par Luc, grâce à Luc lui-même, maintiennent vivant l’appel de Jésus, la Parole du Père.

Il en va des paroles de la foi comme de celles qui composent un discours amoureux. Qu’importe le contenu d’une déclaration d’amour. Il peut y être question des oiseaux dans le ciel ou des fleurs dans les champs ; l’essentiel est dans le lien que forgent les paroles échangées. Plus important que d’entendre à la lettre les mots qui parlent de Bethléem au début du livre, mieux vaut souligner, dans le livre lui-même, la naissance de l’Evangile. Celui-ci surgit tout simplement des lèvres d’un groupe de femmes au retour du tombeau : « Elles racontèrent cela aux Onze et à tous les autres… Pierre cependant partit et courut au tombeau. » La réaction de Pierre est l’enfantement de la foi : il entend, il réagit, il va bientôt répondre. Il parlera et sa parole maintiendra vivante dans l’histoire le lien à Jésus, Parole du Père.

A notre tour, nous recevons par le récit de Luc, un appel ; si nous le discernons, si nous reconnaissons qu’il vient du Père par Jésus, si nous tentons d’y répondre, nous manifestons que nous sommes croyants. A chacun d’inventer sa réponse. Il n’est pas question de se contenter des formules rituelles que nous propose la liturgie. A chacun de construire sa vie pour en faire un acte d’amour qui change le monde et le sauve. La force de vie qui ressuscite Jésus se déploie ; elle se donne encore (« Si tu connaissais le don de Dieu !). Autrement dit, la foi que fait naître le livre, conduit à la Charité. C’est elle qui, peut-être, permet ce que les Pontifes romains appellent « Nouvelle évangélisation ».

Le don parfait

Après ce rapide survol du livre, il convient de revenir au récit de Lazare devant la porte qui reste close. C’est en partant de ce refus dont un pauvre fait les frais que nous avons traversé le livre. Non seulement il évoque l’inverse du don qui tisse la vie et dont parle le texte ; mais il évoque et il appelle aussi, pour mieux le faire apparaître, l’inverse du par-don (le don parfait) qui est le vrai secret de l’Evangile.

Il va de soi que le comportement du riche est intolérable, condamné à la fois par le simple bon sens de la vie en commun et par la loi juive. Se détourner d’une personne en danger de mort sans tenter de le sauver, est un outrage à la morale universelle. Le riche est également coupable devant la loi des fils d’Abraham. Dans l’autre monde, dans l’Hadès dit le texte, chacun a ce qu’il mérite : des tortures pour le riche et la présence de Lazare, dans ce que Luc appelle « le sein d’Abraham ». Deux détails sont à souligner. D’une part, la soif du riche qui ne peut être apaisée ; il supplie qu’on « envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour lui rafraîchir la langue… tourmenté qu’il est dans cette fournaise ». Au regard d’Abraham, répondre à cette demande serait injuste : « Tu as reçu tes biens pendant la vie… (Lazare) maintenant est ici et, toi, tu es tourmenté. » Tout cela est juste aux yeux d’Abraham et de la loi juive. Un autre détail ; le riche cherche désespérément un Père, qu’il soit sur la terre ou dans le ciel. «ÁPère Abraham, aie pitié de moi !… Je te prie donc, Père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. » Mais la source de la vie est désormais tarie.

Sommes-nous condamnés au désespoir ? Certes la justice - celle des hommes comme celle de Dieu - risque de nous condamner et l’Evangile appelle l’humanité à la vigilance pour sauver la vie. Heureuses les sociétés qui sauront rabattre l’insolence des riches ; honorer les pauvres et les sortir de la misère. Mais Abraham fait apparaître l’impossible. « Un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez nous ne le puissent ! »

En réalité, en Jésus l’abîme est franchi. Jésus sur la Croix est aussi celui que la soif torture. On approche du vinaigre sur ses lèvres pour se moquer de la soif qu’il ne peut manquer d’éprouver comme le riche du récit au cœur de son enfer (23,37). Que signifie cette paternité à laquelle il se réfère au Jardin des Oliviers (« Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ») ? N’y a-t-il pas, dans les dernières paroles de Jésus, comme un écho de l’appel du riche ? (« Père, en tes mains je remets mon esprit » 23,45). 0n parle d’ « impardonnable » à propos du génocide juif. Il est vrai qu’en certaines circonstances, le pardon est impossible. En fin de compte, Luc fait apparaître que l’impossible est dépassé et que le « grand abîme » entre le pécheur et le saint est aboli.

Faiblesse ? Si tout est pardonné, y compris l’impardonnable, n’est-ce pas la fin de toute morale ? C’est bien plutôt l’invitation à donner et se donner par-delà toute justice, dans la pure gratuité. Agissons non par crainte d’un châtiment mais dans la vigilance. Selon nos moyens, faisons reculer l’injustice par amour de la vie. Par-delà ce que l’on achète et ce que l’on vend, suivons Jésus et soyons conscients de la grâce qui nous est faite.

Michel Jondot
Vitraux de Marc Chagall

En suivant l'Evangile de Luc (suite) :
2- La terre où il a mis les pas