Épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 7
Qu’est-ce à dire ? Que la loi est péché ? Certes non ! Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et, de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait dit : « Tu ne convoiteras pas. » Mais, saisissant l’occasion, le péché, par le moyen du précepte, produisit en moi toute espèce de convoitise : car sans la Loi, le péché n’est qu’un mort.
Ah ! Je vivais jadis sans la Loi ; mais quand le précepte est survenu, le péché a pris vie tandis que moi je suis mort, et il s’est trouvé que le précepte fait pour la vie me conduisit à la mort. Car le péché saisit l’occasion et, utilisant le précepte, me séduisit et, par ce moyen, me tua.
La loi, elle, est donc sainte et saint le précepte, et juste et bon. Une chose bonne serait-elle devenue mort pour moi ? Certes, non ; mais c’est le péché, lui, qui afin de paraître péché, se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort afin que le péché exerçât toute sa puissance de péché par le moyen du précepte.
En effet, nous savons que la Loi est spirituelle ; mais moi, je suis un être de chair vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la Loi, qu’elle est bonne ; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien n’habite en moi.
Je trouve donc une loi s’imposant à moi quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la Loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres.
Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! C’est donc bien moi qui par la raison sers une loi de Dieu et par la chair une loi de péché.
1
Entrer dans le jeu
Un texte est toujours le lieu d’une communication entre des sujets. Ici, elle se déploie entre plusieurs champs qui se rencontrent. Ils correspondent à des temps différents.
Le premier est celui qui s’instaure entre l’auteur et ceux à qui il s’adresse. Aux dires des historiens, c’est en l’année 57 ou 58 que Paul rédige sa lettre pour l’envoyer « à tous les saints qui sont à Rome, aux saints par vocation » (Ro. 1,8). Les pronoms désignent les sujets : d’une part celui qui écrit et s’exprime à la première personne et, d’autre part, ses destinataires qu’on reconnaît à la deuxième personne du pluriel : « Je parle à des experts… : ignorez-vous ? » (7,1) Les questions relancent l’attention : « Est-ce à dire… ? » (7,7) Les sentiments personnels de l’auteur se manifestent : « Grâces soient à Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur. » (7, 25) La particularité de ses correspondants apparaît avec clarté : ce sont des juifs, « experts en matière de loi » (7,1).
Cette rédaction suppose un autre temps où l’opposition entre « Je » et « vous » est dépassée. L’envoi de cette lettre est pris dans une histoire commune au rédacteur et à ses lecteurs ; elle est marquée par le pronom « nous » : « Nous avons été mis à mort pour appartenir à un autre, à Celui qui est ressuscité des morts, afin que nous fructifiions pour Dieu. De fait quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses opéraient en nos membres afin que nous fructifiions pour la mort. Mais à présent, nous avons été dégagés de la Loi qui nous tenait prisonniers… » (7,5-6).
A l’intérieur de ce discours particulier, on voit apparaître un jeu de pronoms qui oppose encore la première et la deuxième personne. Il ne s’agit plus d’une communication entre l’auteur et ses destinataires. Il s’agit, en réalité, d’un jeu qui déborde tous les temps. Une voix s’adresse à un tu : « Tu ne convoiteras pas ! » Cet interdit s’adresse à la conscience universelle. Paul évoque la réponse de ceux qui restent dans la chair, en disant « je ». Ainsi, au « je » de l’apôtre qui rend grâces (« Grâces soient à Dieu ! » 7,25) s’oppose un autre « je » : « Malheureux homme que je suis » (7,25).
C’est à l’intérieur de ce jeu que, lecteurs du 20ème siècle, nous sommes pris.
Les trois pouvoirs
En humanité on découvre trois sortes de régime :
L’homme est soumis au pouvoir du péché, fonctionnant à l’instar d’une loi implicite qui exerce son emprise. A ce niveau, l’humanité s’avère « charnelle ». Il s’agit de sa dimension purement corporelle. Au départ du texte, il est question de la « chair » décrite comme composée de membres à l’intérieur desquels s’exerce un certain pouvoir : « Quand nous étions dans la chair… les passions pécheresses… opéraient dans nos membres » (7,5). Au terme on retrouve cette dernière expression mentionnée deux fois : « La loi du péché qui est dans mes membres » (7,23). Au cœur du texte (7,14), l’homme est présenté comme un « être de chair vendu au pouvoir du péché ».
A un autre niveau l’homme est soumis à une loi explicite, celle du Sinaï pour les Juifs et pour les autres celle de la raison : « elle est sainte et le précepte est bon » (7,7 ). Elle permet au couple humain d’être stable : « La femme mariée est liée par la loi du mari » (7,1). Par ailleurs, elle écarte la mort et protège la relation. « Tu ne convoiteras pas » (7,7) dit la loi. La jalousie, en effet, est mortifère. Les lecteurs de Paul sont juifs ; ils connaissent l’histoire de Caïn qui, ne supportant pas la bienveillance de Iahvé à l’égard d’Abel, devint le meurtrier de son frère.
Autre que la loi du péché ou de la chair, autre que la loi de la raison ou de Moïse, l’épitre fait apparaître la loi de l’Esprit. Elle est importante pour la compréhension de l’ensemble puisqu’elle se manifeste au début du texte, à son terme et en son centre. « La nouveauté de l’Esprit » (7,6) dont parlent les premières lignes du texte s’attache « au corps du Christ ressuscité d’entre les morts » (Ro 7,2). La loi de l’Esprit, au terme, « donne vie dans le corps du Christ » (8,1). Abstraction faite du Christ, l’Esprit est inséparable de la loi qui interdit la convoitise et la mort : « La loi est spirituelle » (7,14).
2
Esclavage et liberté
Le conflit des pouvoirs
Ces trois sortes de loi interfèrent les unes sur les autres.
La « loi explicite » (celle de Moïse ou celle de la raison) arrache l’homme à sa condition charnelle et l’instaure dans une situation où il est en mesure de sortir de lui-même pour s’attacher à autrui, comme « la femme à son mari » (7,1) ; le précepte préserve de succomber à la convoitise : « tu ne convoiteras pas » (7,7). En un sens la loi sauve la vie : « Elle est donc sainte et le précepte est saint » (7,13).
En réalité, elle s’incarne et la « chair » s’avère le lieu où « le pouvoir du péché » exerce son emprise ; elle est « dans mes membres » (7,25). Cette loi du péché, en fait, est celle de la mort (8,1). Celle qui fait vivre rencontre l’adversaire : « Utilisant le précepte, (le péché) me séduisit et par son moyen me tua » (7,12). Ainsi « l’être de chair est vendu au pouvoir du péché » (7,14).
Dans ce conflit se situe le mystère de Jésus : inséré dans la chair, il prend la place de ce commandement qui ne réussit pas à vaincre la mort : « La loi de l’Esprit donne vie dans le Christ Jésus. » (8,1) et non dans l’obéissance aux commandements. Jésus devient loi nouvelle et vie nouvelle, pareil à l’homme qui épouse la femme libérée par la mort d’un précédent mari. Cette nouveauté est celle de l’Esprit ; nous pouvons « servir dans la nouveauté de l’Esprit et non plus dans la vétusté de la lettre » (7,6) c’est-à-dire dans la loi de Moïse inscrite dans l’Ecriture. Jésus donne corps à cette lettre.
Par-delà tout pouvoir
La conquête de la liberté est l’enjeu de ces conflits.
En humanité, la chair est une servitude ; par elle le pouvoir de toute loi humaine s’avère aliénant. A l’intérieur de l’Empire romain, l’esclavage était la condition sociale de toute une catégorie d’hommes et des femmes. C’était le sort des prisonniers arrêtés dans les territoires conquis ; ils pouvaient être mis en vente comme n’importe quel animal. Le maître avait également la possibilité de les « affranchir » et de leur donner ainsi un statut respectable. On trouve ce vocabulaire chez Paul. Nous sommes « vendus au pouvoir du péché » (7,14). « Prisonniers » (7,6) d’une loi qui « enchaîne » (7,26) et dont nous avons été « affranchis » (8,1).
« Le précepte fait pour la vie » (7,11) est noué à la chair dont la loi aliène et conduit à la mort. Le sujet humain est ainsi déchiré : il veut la vie et c’est un bien mais il n’est pas maître en sa maison. Le péché attaché à la chair s’est infiltré chez lui. Il « produisit en moi toute espèce de convoitise » (7,7) ; « Le péché habite en moi » (7,17). Paul a su trouver les mots pour exprimer cette condition tragique : « Je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais… je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (7, 19.).
En réalité, la liberté rendue possible se trouve « par-delà le bien et le mal ». Se libérer c’est sortir de soi. « Le moi est haïssable » puisque le péché y habite ; il s’agit de sortir de soi-même « pour appartenir à un autre » (7,4). En réalité, cette condition charnelle ne va pas sans ce qui dépasse la chair et qui, pourtant, est dans la chair. En Jésus se révèle cette altérité qui libère. Par-delà l’opposition entre le bien et le mal qu’opère la loi, par-delà la loi qui fait des pécheurs et des justes, se profile l’autre de la loi qui est l’amour manifesté dans la mort et la résurrection. « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? » A peine la question est-elle posée que Paul s’exclame : « Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur ! » (7,25).
On saisit la cohérence d’une pensée qui continue à s’appuyer sur la foi (Ro 4 & 5). La loi ne peut rendre juste : elle ne peut que condamner s’il est vrai que la chair dont nous sommes faits est péché. Mais s’il est vrai que le péché et la mort sont inséparables de la chair, il n’en reste pas moins que l’Autre de ce monde a pris chair et qu’en lui le conflit est dépassé. « Il n’y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus » (8,1). Là même où la loi justifie et condamne, nous sommes, en effet, appelés à nous tourner vers l’Autre dont chaque visage humain est l’image. La foi est la réponse à cet appel.
3
Les temps que nous vivons
Il n’est pas difficile de comprendre ce conflit des pouvoirs dans lequel, selon Paul, chaque sujet humain est pris. Par nature, à en croire ce qu’en dit la sagesse humaine, nous sommes engagés dans une sorte de combat qui risque de frapper à mort chacun d’entre nous.
La société humaine est la rencontre d’un système de lois qui, définissant et limitant les droits de chacun, permet une vie commune en arrachant à la barbarie. Toute proportion gardée, le rapport du pouvoir de la chair à la loi de Moïse ou de la raison semble bien rejoindre le rapport entre le pouvoir des lois et ce qu’on appelle l’état de nature.
Platon déjà, au 4ème siècle avant Jésus-Christ, dénonçait le raisonnement de ses contemporains qui refusaient les lois promulguées après une délibération. Il faut, disaient-ils, leur préférer la loi du plus fort : c’est la loi de nature. Dans son livre intitulé « Gorgias », le philosophe dresse le portrait d’un personnage, Calliclès, dont Socrate s’efforce de contester les théories politiques. Selon celui-là, « la nature elle-même nous prouve qu’en bonne justice celui qui vaut plus doit l’emporter sur celui qui vaut moins, le plus capable sur l’incapable. Elle nous montre partout, chez les hommes, dans les cités et les familles, qu’il en est bien ainsi, que la marque du juste, c’est la domination du puissant sur le faible » (483 c-d). L’histoire a montré que cette manière de penser a semé la mort.
Cette opposition entre un état de nature et une situation de société se retrouve chez d’autres auteurs, au fil de l’histoire. En Angleterre, Hobbes, un contemporain de Descartes, affirme que si elle était laissée à elle-même, sans une structure politique solide, l’humanité disparaîtrait : « L’état de nature est un état de guerre de tous contre tous. » Tous les Français connaissent la place de celui à qui nous devons nos principes républicains (« liberté, égalité, fraternité »). C’est grâce à un contrat social, prétend Rousseau, que l’homme est vraiment lui-même. « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »
Les temps que nous vivons illustrent bien cet enchevêtrement entre la nature et la loi, entre la violence qui tue et la paix, entre l’esclavage et la liberté… entre « la chair et le précepte ». Depuis près d’un siècle, des systèmes totalitaires se sont constitués où chacun était soumis à un pouvoir despotique. Ils se sont accompagnés d’une volonté d’extermination à l’extérieur de leurs frontières et d’asservissement des consciences sur leurs sujets. On compte près de 70 millions de morts lors de la seule deuxième guerre mondiale. Devant ce phénomène sans précédent, les Nations ont réagi, élaborant la Charte des Nations-Unies. Elle est censée être au-dessus des Etats et les responsables des pays sont sommés de s’y soumettre. Ce serait une belle victoire de l’humanité si, en même temps qu’elle veut le Bien elle cessait de vouloir le mal. Les remarques de Paul sont plus que jamais pertinentes. La Communauté internationale peut dire en vérité : « Vouloir le bien est à ma portée mais non pas l’accomplir puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. » La Charte des Droits de l’homme, en effet, n’empêche pas les pays forts d’imposer un pouvoir qui attise la mort ; les forces de l’argent créent des inégalités monstrueuses, alimentent la construction d’armes qui engendrent les guerres, détruisent les équilibres de la terre. « Tu ne convoiteras pas. » Paul rappelle le précepte : en effet le pouvoir du péché empêche qu’il soit entendu. Aujourd’hui plus qu’hier la convoitise domine le monde. La puissance de l’argent s’accroit au détriment des pays pauvres, dépouillés de leurs ressources naturelles. L’avidité risque de pourrir la conscience des citoyens dans les pays riches : certains préfèrent laisser périr dans la mer les plus démunis de leurs frères plutôt que de leur permettre d’entrer au risque de grossir le nombre des migrants. On a connu pire que l’oubli de la Charte : on s’en est servi pour justifier la violence. Le plus riche pays du monde avait prétendu que son expédition pour détruire un peuple était « la Croisade des Droits de l’Homme ».
L’Eglise est la société de ceux qui appartiennent « à Celui qui est ressuscité d’entre les morts ».
Ne nous bouchons pas les yeux ; son histoire ne vaut pas mieux que celles des autres peuples ou des autres communautés. Elle oscille entre le Bien et le Mal, entre le précepte et la chair. Néanmoins, elle se distingue des autres en ceci qu’elle dispose d’un message dont Paul est imprégné et qu’il nous livre tout au cours de cette épitre. Nous ne sommes pas enfermés dans une alternative qui aboutit à sombrer dans le malheur. « Malheureux homme que je suis ! » Mais, justes ou coupables nous sommes adossés à l’autre de ce monde, à un monde à la fois autre et proche. Certes on ne peut échapper à la loi sans sortir de l’humanité : sur ce point tous les Papes, depuis Pie XII jusqu’au Pape François, ont tenu à dire leur attachement à la Charte des Nations-Unies. Lorsque dans une société on s’interroge sur la vie, la mort, la sexualité, la naissance, la justice sociale, la politiques, les chrétiens n’hésitent pas à participer aux questions de leurs contemporains. Mais ils refusent, s’ils sont fidèles au message, de se complaire dans la condamnation de soi ou d’autrui. Certes, reconnaître la loi c’est s’incliner devant la sentence du juge qui absout ou condamne. Mais le croyant devrait refuser de s’enfermer dans la justice : sombrer sous le coup de la loi ne peut jamais faire sortir de l’humanité. Les pauvres pécheurs que nous sommes demeurent dignes d’être aimés ; ils peuvent aussi, par-delà leurs fautes, grandir dans l’amour. Felix culpa ! Là où est l’amour, là où l’amour commande, la loi et la chair sont dépassées. Chacun est pour autrui rencontre de l’Autre dans la suite de Jésus. « Il n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. »
Un mot, dans le texte de Paul, est à souligner pour conclure. « Servir dans la nouveauté de l’Esprit et non plus dans la vétusté de la lettre. » Nouveauté : ceux qui s’en tiennent à la loi risquent de sombrer dans une vie répétitive et morne. Le chrétien est invité à se libérer de la loi non en la transgressant mais en inventant la vie. Il faut savoir trouver le geste suggéré par l’amour. Une relation s’éteint très vite si on ne rompt jamais ses habitudes. Ce qui fait la grandeur d’un homme, ce n’est pas sa vertu mais la nouveauté heureuse qu’il introduit dans la vie. Dans une société qui s’était habituée à vivre en étant, noirs et blancs, à l’écart les uns des autres, les paroles du Pasteur Luther-King visaient à faire une société nouvelle. La vie d’un saint ou d’un héros révèle le passage d’une situation ancienne à une situation nouvelle. A leur suite, nous avons à relancer l’Espérance !
Michel Jondot