L’Évangile ne commence pas par un rappel à l’ordre, un exposé doctrinal, des règles, des méthodes, des rites. Il commence par ce don où Jésus nomme sa vraie identité, déjà divine, puisque, dit Jean, Dieu est amour, agapê, cette haute, puissante, invincible tendresse qui ne se résigne jamais à la perte de l’homme. « La volonté du Père est que ne se perde pas un seul de ces petits. » Et si Jésus parcourt son peuple en proclamant : « Changez de vie ! », c’est parce que le royaume de Dieu vient et qu’il s’annonce justement ainsi : les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent. La conséquence est insondable. Ce qui est premier en nous, par l’Évangile, c’est le don de la vie. Nous n’avons pas d’abord à le mériter (Ô Pélage, que de disciples inconscients tu as faits !). Beaucoup de chrétiens, encore aujourd’hui, je le crains bien, s’imaginent qu’ils ont d’abord à payer l’amour de Dieu pour eux. Ils mettent la Loi au commencement, alors que même l’Ancien Testament y met la Promesse : Abraham avant Moïse.
Il est arrivé que les « difficultés » apologétiques suscitées par les « miracles » aient contribué à ce déplacement. On croit alors ôter de l’Évangile le merveilleux, pour garder le solide ; et le solide, alors, c’est la morale. Qu’elle soit individualiste et obsessionnelle, ou plus existentielle, ou plus sociale et socialiste, la structure demeure : au commencement est ce qu’il faut que l’homme fasse. Déplacement irréparable car le lieu premier de l’Évangile est le don, non le devoir, et, s’il est manqué, le chrétien ne peut que ressentir une dette infinie envers Dieu. Il n’a jamais assez payé pour que Dieu, enfin, l’aime.
Cet amour-là, l’agapê de Dieu, nous le connaissons en nous par le bien qu’il nous fait. Certes, ce bien ne correspond pas à ce qui d’abord nous fait envie car nos envies, souvent, sont trompeuses. Mais enfin, c’est un bien réel, que nous pouvons goûter. Dieu – le Christ – nous fait du bien. (…)
« Vous jugerez l’arbre à ses fruits. » Le fruit de Jésus, c’est que les humains, autour de Lui, retrouvent la vie – et même trouvent une vie plus forte et plus savoureuse que ce qu’ils croyaient être la vie. Le vrai disciple de Jésus est celui qui fructifie de la même façon que lui. C’est-à-dire que le fruit de la foi vraie est qu’autour de nous « le prochain » retrouve goût à exister, se défasse de ses détresses, déprimes, déviances, commence à croire qu’il peut sortir de son cercle de mort. (…) Tâchons de ne pas donner dans le travers que dénonce cette plaisanterie atroce : « Jésus, d’après Jésus, dit au jour du Jugement : “ J’avais faim et vous m’avez donné à manger. ” Nous avons changé tout cela, nous l’avons rendu plus spirituel. Jésus dirait : “ J’avais faim et vous m’avez dit : Bienheureux les pauvres ! ” »
Maurice Bellet
Sculpture de Giacometti
1- Extrait de Sur la bonté du Christ Christus n° 128 (octobre 1985) Éditions du Cerf 1985, page 181.
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