Prendre la responsabilité de « son être chrétien »
Je ferai une remarque préliminaire. Je pense qu’il ne faut pas combattre mais assimiler l’esprit des Lumières. Il faut oser sortir d’une pensée minoritaire et prendre la parole. Il faut oser prendre la responsabilité de ce que nous croyons, de ce que nous voulons vivre en Église et de ce que nous voulons dire au monde. Je ne dirais pas qu’il faille inventer sa foi de toutes pièces. Descartes disait : « Faire table rase de tout ce que j’ai reçu. » En fait, c’est impossible. Nous avons à soumettre à la critique ce que nous avons reçu, mais nous ne le faisons jamais avec une intelligence totalement vide. Elle est toujours préformée par l’histoire antérieure, celle de nos parents et celle de la société dans laquelle nous vivons. C’est cela même qui fait la solidarité des hommes. Donc, ne nous imaginons pas que nous allons retrouver une foi pure qui serait celle des origines, vidée de tout ce que la tradition y a ajouté. Nous sommes chrétiens par le lien historique de la Tradition qui nous rattache à Jésus-Christ.
Nous n’allons pas non plus prétendre acquérir la science parfaite de ce que Jésus a dit ou de ce que les apôtres ont écrit. C’est une illusion. La foi ne peut pas se résoudre à une science : elle n’est pas de l’ordre du savoir. A supposer que l’on puisse retrouver les paroles exactes que Jésus a dites et les gestes qu’il a faits, si c’est de l’histoire ce n’est pas de la foi. La foi est un acte de confiance qui comporte donc, formellement, du non su, quelque chose qui nous dépasse. La foi vient de l’audition, disait Saint Paul : il voulait dire qu’elle vient de l’enseignement des apôtres. Ce que Jésus a dit, nous le tenons des apôtres. Ce que les apôtres ont dit, nous le tenons de la tradition primitive de l’Église. Et les apôtres eux-mêmes ne nous donnent pas un témoignage sur Jésus dépourvu de foi. Les évangélistes ont écrit sur Jésus à partir de la foi en sa résurrection : leurs récits eux-mêmes sont des livres de foi.
Ce qui précède ne veut pas dire, pour autant, que l’on doit accepter tout ce qui nous vient de la tradition comme parole divine. Autrement dit, il nous faut toujours penser ce que l’on croit, s’efforcer de le comprendre avec notre intelligence d’aujourd’hui. Il faut savoir lire l’Écriture elle-même avec un esprit critique. Dans la première lettre aux Corinthiens (1Co, 14-15) Saint Paul dit qu’il faut prier avec son intelligence de manière à être compris même d’un païen qui entrerait dans l’assemblée de prière. Et, au verset 20, il dit encore : « Pour le jugement soyez des adultes. » C’est déjà, pourrait-on dire la devise des Lumières : oser penser par soi-même. Il s’agit de savoir utiliser les critères du jugement - ceux de la science d’aujourd’hui - quand il s’agit de lire les Écritures et de comprendre la Tradition. Il faut parvenir à une foi critique.
Pour acquérir cette foi critique, il est nécessaire de prendre le temps de lire et de se renseigner. Il faut aussi ne pas se fier seulement à son propre jugement mais parler avec d’autres de ce que l’on a appris. Merleau-Ponty disait : « On ne va pas au vrai les uns sans les autres. » Il faut encore nous demander ce qui constitue notre identité chrétienne : à quoi tenons-nous le plus dans notre foi ? Quel en est le fondement ? La révélation n’est pas un tas de vérités que Dieu nous aurait apprises : c’est Dieu qui se communique. Alors, en quel Dieu croyons-nous ? Pourquoi croire en Dieu par Jésus ? Quel est l’intérêt de croire en l’Église, de s’édifier dans la foi les uns les autres ?
Prendre la responsabilité de « son vivre en Église »
Il s’agit de penser, pratiquer, vivre sa foi en communauté de parole, de débat, d’action, de vie. Mais être en Église signifie aussi être rattaché à une institution officielle, structurée et universelle. Comment, dans ce cas, peut-on être responsable de sa vie en Église ? Il convient de participer librement et activement aux délibérations de notre communauté chrétienne, de veiller nous-mêmes à l’organisation de cette communauté. Il s’agit aussi de faire entendre notre voix aux instances supérieures là où ce sont d’abord les discours officiels et les décisions de l’institution ecclésiastique qui prévalent.
Pourquoi est-il nécessaire de prendre en charge notre vie en Église ? Parce que les chrétiens d’aujourd’hui sont devenus majeurs, dans la société civile comme dans la société politique. S’ils restent mineurs dans l’Église, ils n’y resteront pas longtemps. Ou alors ce ne sera pas la vérité du christianisme qu’ils vivront et enseigneront. Il est d’autant plus nécessaire que nous prenions en charge notre Église qu’elle ne parait plus en mesure, aujourd’hui, d’assurer sa survie comme dans le passé. Voyez comme le nombre de vocations sacerdotales et religieuses a fondu. L’Église ne pourra pas longtemps continuer à vivre en confiant toutes les responsabilités à un organisme clérical. Nous voyons déjà qu’elle ne peut pas assurer la vie des communautés chrétiennes : ce qu’on appelle la restructuration paroissiale est le renoncement de l’Église à son ancien principe où dans tout lieu de vie il y avait une communauté chrétienne.
Prendre en charge notre vieille Église, est-ce prôner un peu de démocratie ? Cela n’est-il pas contraire à la volonté de Jésus qui a confié son Église à ses apôtres ? C’est un argument qu’on entend souvent et qu’il faut manier avec grande prudence sur le plan de l’histoire. L’Église n’est pas sortie tout-armée du cerveau de Jésus : il annonçait le Royaume de Dieu. Ce que les apôtres ont dit, fait, enseigné, ne nous est pas tellement bien connu. Qu’en était-il de la vie des communautés chrétiennes au premier siècle et même encore au second ? L’institution épiscopale et cléricale ne se met en marche qu’à la fin du second et au début du troisième siècles. Sur quoi repose notre Tradition apostolique ?
Poser ces questions n’est pas un motif de rupture avec la Tradition, bien au contraire. C’est la recevoir avec un esprit critique et surtout avec pleine responsabilité. Nous savons que les formes de gouvernement dans l’Église ont variées selon les types d’organisations des sociétés politiques. Nous aurons donc à concilier à la fois une organisation des communautés chrétiennes sous la responsabilité des laïcs dans la communion avec une institution sacerdotale et épiscopale. Le plein respect de l’épiscopat peut très bien s’accommoder de quelques degrés de démocratie. Dans les premiers siècles, les évêques étaient élus. Est-il normal que le pape donne un chef à un diocèse sans que ce peuple soit consulté ? A-t-on le droit de faire venir des prêtres de régions très éloignées et de les mettre à la tête des paroisses sans avoir pris l’avis de la communauté chrétienne ? Ces questions non seulement se posent mais nous devons les poser. Pouvons-nous espérer une évolution démocratique de l’Église ? L’espérer, bien sûr ! Car sans quoi l’Église ne survivra pas dans le monde moderne. Quant à y croire, non. Ne croyez pas que la réforme viendra d’en haut. L’Église a horreur du changement !
Prendre la responsabilité de « son être chrétien au monde »
Prendre la responsabilité de l’annonce de l’Évangile au monde est peut-être le plus important de ce que nous avons à faire. En effet, c’est la raison d’être de l’Église. Jésus n’a pas envoyé les disciples présider des célébrations rituelles. Quels rites a-t-il inventé ? Il les a envoyés annoncer l’Évangile. Où ? Au monde entier. Qu’est-ce qu’était le monde entier ? Des païens. Notre société est devenue sans Dieu, nous devons lui annoncer l’Évangile du salut. En ce qui concerne le salut, ce n’est pas à nous de le faire : Jésus s’en est chargé. Il est mort pour cela, pour nous communiquer son Esprit. À nous non pas de vouloir faire le salut des autres mais d’annoncer ce salut qui vient par l’Évangile.
Qu’est-ce que l’Évangile ? Pourquoi est-ce une bonne nouvelle ? Parce qu’il y est question d’un Dieu qui a renoncé à son pouvoir en Jésus. Un Dieu qui ne veut avoir de rapports que d’amour avec l’humanité, qui veut un homme libre. Dieu n’aime pas les agenouillements serviles. Il ne nous commande même pas de nous agenouiller devant lui. C’est l’amour qui sauve. Ce que nous avons à transmettre au monde, c’est cet Esprit de l’Évangile qui est Esprit d’amour, ouvert sur l’universalité humaine. Ouvert sur l’autre. Même l’autre qui nous déplaît, l’autre qui n’a pas la même couleur de peau que nous, l’autre qui nous tient des propos décousus, l’autre qui souffre, l’autre qui meurt.
Jésus nous confie son humanité quand il nous donne son Esprit-Saint. Il n’intervient pas dans l’humanité par des moyens de force, d’autorité, de puissance. Il intervient par l’amour qu’il répand en nous et c’est par là qu’il accomplit le salut. Mais qu’est-ce que le salut ? Ce n’est pas une masse de vie sauvées individuellement. Il concerne toute l’humanité. Serions-nous fiers, quand nous serons au ciel, d’apprendre qu’il y a un petit millième de l’humanité qui y est et que tous les autres grillent en-dessous ? Dieu veut le salut de toute l’humanité : « Qu’ils soient tous un, comme Toi et moi, Père nous sommes uns. » Voilà le message, le testament de Jésus. Nous avons à nous concerter pour voir comment l’Église va remplir cette mission d’annoncer l’amour de Dieu - cette mission d’annoncer que Dieu nous veut libres, qu’il ne veut pas des esclaves agenouillés. Comment le ferons-nous si nous-mêmes sommes toujours à genoux, prostrés ?
Nous avons à prendre en charge cette annonce de l’Évangile, qui ne concerne pas seulement la vie dans le ciel. Saint Paul a l’audace de dire que nous sommes déjà ressuscités. Le salut se joue dès maintenant et nous sommes des instruments de l’Esprit-Saint quand nous essayons de répandre cet amour autour de nous. Le salut ne se joue pas uniquement dans un au-delà lointain, ni dans un ciel encore plus lointain. Dieu s’est fait homme. C’est cela la foi chrétienne. « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu », disait le vieux Saint Irénée. Revenons à cette idée que Dieu vit au cœur de l’humanité, dans cet espace spirituel qui se structure par des relations de charité. Dieu vit là. Son cœur palpite là, au cœur de notre histoire humaine. Ah, il n’est pas difficile de comprendre ce qu’est un Dieu Tout-Puissant ! Mais comprendre un Dieu humilié, comprendre un Dieu qui se révèle sur la Croix de Jésus et qui nous pousse à être serviteurs les uns des autres ! C’est cela l’Évangile. Oser penser ainsi l’Évangile sera notre manière d’entrer dans la modernité. Ce sera notre manière de faire bouger l’Église. Ce sera notre manière d’acquitter la mission que, par le baptême, nous avons reçu de Jésus, d’’annoncer au monde qu’il est sauvé.
Joseph Moingt, mise en ligne mai 2024
Pastels de Noëlle Herrendschmidt