Une traduction étonnante !
Par le blog de Jean-Noël Darde « Archéologie du copier-coller »(1) j’apprends ce mardi 9 avril que les pages 21 à 23 du document de Gilles Bernheim sur le mariage
homosexuel(2), pages dans lesquelles le Grand Rabbin de France explicite les références bibliques, essentiellement Gn 1-3, qui viennent à l’appui de son opposition
au projet de loi concernant l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, sont intégralement plagiées du livre du Père Joseph-Marie Verlinde,
L’idéologie du gender comme identité reçue ou choisie, Editions Le livre ouvert 2012.(3) Il se trouve que dans
un texte écrit en janvier dernier(4), intrigué moi-même
par le contenu de ces pages, j’ai fait état de mes interrogations et principalement de l’étonnement suscité par les traductions utilisées par Gilles Bernheim ainsi
que par certaines des interprétations données à ces textes surabondamment commentés. Je ne pouvais évidemment pas imaginer que celui que je discutais alors n’était
en réalité pas Gilles Bernheim, mais le P. Verlinde, prêtre catholique. Catholique pratiquant moi-même, membre depuis longtemps de l’Amitié
judéo-chrétienne – dont le Grand Rabbin est vice-président d'honneur –, et cependant en profond désaccord avec la position et l’argumentaire officiels de
mon église sur la question du mariage homosexuel, il m’importait beaucoup de discuter la position, les arguments et les références de Gilles Bernheim,
compte tenu principalement de l’extraordinaire écho donné à son texte en particulier par la majorité des catholiques, jusqu’au pape Benoît XVI lui-même.
« Homme et Femme » ou bien « Mâle et femelle » ?
Pour des raisons évidentes, le P. Verlinde ne m’aurait pas mobilisé de la même façon. Si toutefois m’étaient tombées sous les yeux les pages de son livre lues
chez son plagieur, j’aurais dit plus directement et de manière moins développée combien l’exégèse de Gn 1-3 utilisée m’y paraissait partielle, discutable et
passablement datée. C’est pourquoi la révélation du plagiat provoque en moi un mélange de trouble, de consternation, d’abattement, de tristesse et colère.
Pour retrouver un peu de paix intérieure et aider en même temps à la contextualisation de ce que j’essaie de dire ici, j’ai besoin de rapporter deux anecdotes.
Voici la première. Parce que son jugement compte beaucoup pour moi, j’ai communiqué mon texte de janvier à une amie juive, très engagée dans le dialogue judéo-chrétien.
Elle m’en a accusé réception avec beaucoup de gentillesse tout en me signifiant combien elle était en même temps honorée, comme beaucoup de juifs, par
la « représentation » exercée par Gilles Bernheim auprès des non-juifs : « Avec lui, nous comptons un peu aux yeux du monde. » Et d’une manière
qui n’a pas été sans provoquer en moi quelque trouble, elle concluait son message en reprenant une citation que je fais de l’exégète André Wenin commentant
l’intervention du serpent en Gn 3 : « Tout en disant le vrai, il insinue le faux. Et, tandis que de sa langue bifide il joue ainsi sur la faculté qu’a
le langage de créer de l’ambiguïté, il sème le doute à propos de ce que Dieu a vraiment dit […] » A l’époque, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que l’amie en question
m’invitait, par ce biais, à m’interroger moi-même : n’y avait-il pas quelque chose de « serpentin », de « bifide » – je n’ose employer
d’autres termes – dans une démarche visant à mettre en doute et en question la parole et l’autorité du Grand Rabbin Gilles Bernheim ? De façon moins fine et subtile,
d’autres m’ont d’ailleurs clairement signifié que, quoi qu’il en soit, « on ne fait pas la leçon » au Grand Rabbin. Que penser de tout cela maintenant ?
Deuxième anecdote. Ce qui a suscité en moi le désir d’aller relire de près le document de Gilles Bernheim après sa « canonisation » par Benoît XVI en décembre,
c’est, très précisément, ce que cette canonisation a réveillé de l’impression ressentie lors de ma première rencontre avec les pages « bibliques » de la fin du
document : une impression de « fausse note », quelque chose comme une « faute de goût », un mauvais alliage, une dissonance. Dissonance éprouvée
exactement lorsqu’y est cité le formidable verset racontant la création de l’homme (Gn 1,27) – verset sur lequel les opposants au projet de loi,
au mépris de la lettre du texte, c’est du moins ce que je crois, font porter quasiment tout le poids de l’argumentaire de la complémentarité homme-femme
et donc de l’impossibilité de concevoir un autre mode de conjugalité. Page 21, sous la plume de « Gilles Bernheim » – qu’à l’époque je ne savais
évidemment pas être en réalité celle d’un prêtre catholique –, on trouve en effet : « D-ieu créa l’homme à son image, à l’image de D-ieu il le créa,
il les créa homme et femme (Genèse 1,27) »(5). De là l’impulsion de la démarche qui a abouti à la rédaction de mon texte de janvier. Quand, pour être aussi
précis que possible, je suis allé revoir les traductions, tellement convaincu que les plus récentes placent maintenant le souci de la rigueur philologique avant celui
de l’interprétation confessante, je n’ai pas pris la peine de re-consulter les Bibles chrétiennes que j’utilise quotidiennement (Bible de Jérusalem et TOB)(6).
J’ai seulement ouvert la Bible du Rabbinat ainsi que celle de Chouraqui et j’y ai bien chaque fois trouvé « mâle et femelle » et non pas
« homme et femme ». Quel besoin le Grand Rabbin avait-il donc d’aller s’appuyer sur une « traduction/trahison » qu’aucun lecteur frotté d’un peu
de science biblique ne reprend plus ? Il n’y avait donc plus fausse note mais, décidément, énigme. Ce n’est que plus tard et tout à fait incidemment que, mon texte
achevé et diffusé ici et là, ouvrant la Bible de Jérusalem (dernière édition, 1998) à Gn 1,27, je me suis, à ma grande surprise, aperçu que, contrairement à la
conviction que j’avais et à la confiance que je lui faisais, elle continue de procéder à ce qui est à mes yeux une sollicitation du texte en persistant
à « traduire » : « homme et femme il les créa » (la TOB, 2010, a bien par contre : « mâle et femelle »). La Bible de Jérusalem
est une Bible catholique et, chacun peut le vérifier, lorsque ceux des « pasteurs » qui sont plus soucieux de répéter la doctrine que d’inviter à l’étude
et au questionnement, renvoient à Gn 1,27, c’est presque toujours en prétendant y lire : « homme et femme il les créa. » Le P. Verlinde en est à
nouveau un superbe exemple. Qui plus que le Grand Rabbin de France est autorisé à argumenter bibliquement ? Pourquoi alors celui qui se présente lui-même en tête
de son texte comme « le référent et le porte-parole du judaïsme français dans sa dimension religieuse » base-t-il tout son argumentaire biblique non pas sur
la traduction du rabbinat ni sur une traduction littérale de l’hébreu mais sur une traduction catholique, avec ce que, dans ce cas précis,
l’adjectif connote de « sollicitation confessante » et de prosélytisme ? Voilà ce qui, pour moi le catholique, n’était donc plus seulement énigmatique,
mais désormais tout à fait choquant(7).
Un grand rabbin manipulé ?
En même temps qu’elle fait que le sol semble se dérober sous nos pas, il faut bien dire que la révélation de J.-N. Darde résout l’énigme. L’argumentaire est
bien de part en part catholique, puisque, à quelques détails près – sur lesquels je vais revenir – les quatre pages de Gilles Bernheim sont un simple copier-coller
de huit pages du livre du P. Verlinde. L’argumentaire est d’ailleurs tellement « catholique » – au sens, encore une fois « pastoral » du
terme – qu’on est en droit de se demander si le Grand Rabbin n’est pas par là l’objet d’une formidable manipulation de la part de ceux qui sont au cœur du dispositif
d’opposition au projet de loi.(8) Quoi qu’il en soit : comment un texte que l’on a autant vanté, qui avec les encouragements répétés et insistants des plus hautes instances
catholiques, a autant circulé, a-t-il pu, durant toutes ces semaines, tous ces mois, ne jamais tomber entre les mains de personnes qui ne pouvaient manquer d’y retrouver
la plume du P. Verlinde, celles de F. Hadjadj, de Y. Semen, de P. Henrici, rédacteur de la revue Communio – toutes, plumes, personnes et revue(9) dont on ne sache
pas qu’elles ne soient pas en particulière odeur de sainteté auprès et de la grande majorité des évêques de France et de Benoît XVI lui-même ? Et si la supercherie est
apparue un moment à tel ou tel, qu’en a-t-il fait ? Est-il pensable que Gilles Bernheim n’ait pas été averti ? Le P. Verlinde ne livre-t-il pas quelque chose qui,
loin d’être, comme on se plaît à le dire, une manifestation de modestie, pourrait bien être l’indice d’une possible manipulation, quand, aux dires du Figaro du
09 avril dernier, au lieu de s’émouvoir, il affirme : « Foin de vanité ! L’important n’est-il pas que le message soit diffusé ? » Qui veut la fin,
veut les moyens, n’est-ce pas ?(10)
Quelques détails curieux
Je parlais à l’instant de détails. Il y a celui, dérisoire, qui consiste, là où l’original catholique – le texte du P. Verlinde – écrit « Dieu », à
transcrire « D-ieu », manière, surprenante pour un profane qui n’y voit qu’une faute typographique, de satisfaire un tant soit peu à l’exigence juive de ne
pas « nommer » Dieu. Il y en a deux autres, beaucoup plus instructifs. A part une citation d’un passage peu clair d’un article de P. Henrici que ne reprend pas
le plagiat, il y a en effet deux autres citations faites par le P. Verlinde qui disparaissent dans la copie de Gilles Bernheim. La première est tirée du même article de P.
Henrici, citant lui-même St Paul stigmatisant l’homosexualité en Rm 1,21-27. Gilles Bernheim avait pris la précaution en tête de son texte d’affirmer : « Dans cet
essai, je me suis référé exclusivement au livre de la Genèse et ai donc choisi ne pas mentionner les interdits homosexuels inscrits dans le Lévitique. » Il ne pouvait
évidemment pas dire qu’il ne se réfèrerait pas aux discours de St Paul sur l’homosexualité. Mais il y a beaucoup plus intéressant. C’est une citation de Jean-Paul II (11).
La voici :
« La femme est le complément de l’homme, comme l’homme est le complément de la femme : la femme et l’homme sont entre eux complémentaires. Le féminin réalise “l’humain”
tout autant que le fait le masculin, mais selon une harmonique différente et complémentaire. Lorsque la Genèse parle d’ “aide”, elle ne fait pas seulement référence au
domaine de l’agir, mais aussi à celui de l’être. Le féminin et le masculin sont entre eux complémentaires, non seulement du point de vue physique et psychique, mais
ontologique. C’est seulement grâce à la dualité du “masculin” et du ”féminin” que l’ “homme” se réalise pleinement. »
Tout ce qui est dit par « Gilles Berheim » – la thèse cardinale sur la « complémentarité » – est là. Pourquoi donc n’a-t-il pas fait
avec ce texte de Jean-Paul II, ce qu’il n’a pas hésité à faire avec ceux de F. Hadjadj, de P. Henrici ou de Y. Semen : faire disparaître leur caractère de citation
et les intégrer à la continuité d’un discours qui passe pour être le sien ? Scrupule devant la majesté papale ou bien place laissée vacante pour la canonisation
finalement obtenue de Benoît XVI ?(12)
Que les autorités catholiques s’expliquent !
Il n’y a donc pas que le Grand Rabbin de France qui nous doit des explications. Nous en attendons aussi des autorités catholiques. Par son engagement, sa ténacité,
sa rigueur, Gilles Bernheim a rendu d’immenses services à la relation judéo-chrétienne. En particulier, selon la belle formule d’une interview récente au journal La
Croix (6 janvier 2013), il a aidé le chrétien que je suis à se dégager progressivement des siècles de l’enseignement du mépris et à parvenir un peu mieux à « percevoir
dans un sens positif le “non” des juifs à Jésus. » De cela, je lui garde, avec beaucoup d’autres, une grande reconnaissance. Mais, au vu des derniers événements,
sa parole et les réponses qu’il choisira d’apporter aux questions que pose cet incompréhensible plagiat vont peser d’un poids très lourd pour les juifs, pour les
chrétiens et pour tous les hommes et femmes de bonne volonté.
Loïc de Kerimel, 10 avril 2013
Tissages de l'atelier "Mes-Tissages" d'après des cartons de Domonique Doulain
1- http://archeologie-copier-coller.com/?p=10472http://
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2-
http://www.grandrabbindefrance.com/mariage-homosexuel-homoparentalité-et-adoption-ce-que-l’-oublie-souvent-de-dire-essai-de-gilles-bern
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3- On trouve les pages concernées, recopiées au mot près à part une citation de Jean-Paul II et une autre de St Paul, à l’adresse
suivante :
http://www.lelivreouvert.com/client/document/extraits-gender-interactif_94.pdf
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4-
http://fhedles.fr/textes-en-ligne/complementarite-reflexions-sur-le-texte-du-grand-rabbin-bernheim-loic-de-kerimel/
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5- Les termes utilisés ici (1,27) en hébreu (zakar/nekebah) valent, comme en français, pour l’homme comme pour l’animal. Les termes
pour homme/femme (ish/isha) n’interviennent que plus loin dans le texte (en 2,23). Dans la traduction grecque de la Septante, les termes de 1,27
(arsen/thêlu) sont ceux utilisés par St Paul en Gal 3,28 que l’on a l’habitude de traduire par « Il n’y a plus ni homme ni femme. »
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6- C’est pourquoi je me trompe factuellement en affirmant alors que « la Bible du Rabbinat, celle de Chouraqui,
les bibles chrétiennes que j’utilise, etc. » traduisent toutes : « mâle et femelle il les créa ».
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7- Combien plus choquant encore, je présume, pour nos frères juifs.
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8- Note du 25 avril 2013. Je ne suis pas un adepte des théories du complot. Que le « délit » ait profité à certains et qu’ils s’en soient accommodés
me paraît indéniable mais rien n’est venu ni ne viendra étayer le soupçon que je formulais là dans des termes dont j’impute maintenant ce qu’ils ont d’excessif au trouble
ressenti au moment où j’écrivais ces lignes.
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9- F. Hadjadj est cité pour son livre La profondeur des sexes, Seuil 2008, P. Henrici, pour un article dans la revue Communio, n° 5-6,
2006 et Y. Semen pour son livre, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris 2004.
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10- Voir la note 8.
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11- Jean-Paul II, Lettre aux familles, 1995.
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12- Voir la note 8.
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